En juin dernier, le magazine Volume, une référence en matière d’architecture et de design, publiait un article sur le projet GoogleUrbanism. Conçu par un célèbre institut de design à Moscou, il esquisse un avenir urbain crédible dans lequel les grandes villes joueraient un rôle majeur dans « l’extraction des données ». L’utilisation des données personnelles recueillies pour alimenter les technologies d’intelligence artificielle permettrait à des entreprises comme Alphabet, la maison mère de Google, de fournir des services ultramodernes dans tous les domaines (1). Les villes, insiste le projet, percevraient une part des profits générés par ces données.
Lire aussi Benoît Bréville, « Les « créatifs » se déchaînent à Seattle », Le Monde diplomatique, novembre 2017.
Les municipalités n’y verraient guère d’inconvénient, mais qu’en est-il d’Alphabet ? Depuis quelque temps, la multinationale les prend très au sérieux. Ses dirigeants ont même évoqué l’idée de réinventer une ville en difficulté — Detroit ? — en s’appuyant sur leurs services, sans qu’aucune réglementation ne leur mette des bâtons dans les roues.
Tout cela aurait pu sembler contre-intuitif il y a quelques dizaines d’années, mais ce scénario semble plus plausible maintenant que des institutions comme la Banque mondiale vantent les vertus des villes privatisées, et que les grands pontes de la Silicon Valley aspirent à fonder des micro-nations basées en mer pour se libérer de la bureaucratie traditionnelle.
Alphabet fournit déjà un certain nombre de services urbains : cartes, informations sur le trafic en temps réel, WiFi gratuit (à New-York) et voitures autonomes. En 2015, il a lancé Sidewalk Labs, une société consacrée à la vie urbaine, dirigée par Daniel Doctoroff, un ancien de Wall Street qui a été l’adjoint de Michael Bloomberg quand ce dernier était maire de New-York.
Au-delà des belles formules, le parcours de Doctoroff donne une idée plus fiable des intentions véritables de GoogleUrbanism : utiliser le talent d’Alphabet en matière de données pour nouer des alliances juteuses avec d’autres forces qui transforment les villes modernes, des promoteurs immobiliers aux investisseurs institutionnels.
Sur ce point, GoogleUrbanism n’a rien de révolutionnaire. Certes, il profite des données et capteurs, mais ces derniers ne jouent qu’un rôle secondaire dans le choix de ce qui sera bâti, pourquoi et à quel prix. Autant l’appeler BlackstoneUrbanism — en hommage à l’un des plus gros acteurs financiers du marché de l’immobilier (2).
Puisque Toronto a récemment choisi Alphabet pour transformer Quayside, une zone d’environ cinq hectares au bord du lac Ontario, en merveille numérique, nous saurons bientôt si GoogleUrbanism va composer avec les forces principalement financières qui façonnent nos villes… ou bien les transcender.
Sidewalk Labs a consacré 50 millions de dollars au projet, surtout pour organiser une consultation d’un an après laquelle l’une ou l’autre des parties pourra se retirer du projet. Sa proposition de 220 pages contient un aperçu fascinant de sa logique et de sa méthodologie. « Le coût élevé du logement, le temps passé dans les transports, l’inégalité sociale, le changement climatique et même le froid poussent les gens à rester à l’intérieur ». Tel est le champ de bataille décrit par Daniel Doctoroff lors d’un entretien récent.
Pour y faire face, Alphabet dispose d’un arsenal impressionnant. Des bâtiments peu coûteux et modulables, qui s’assemblent en un rien de temps ; des capteurs qui mesurent la qualité de l’air et l’état des équipements ; des feux de signalisation adaptatifs qui donnent priorité aux piétons et aux cyclistes ; des systèmes de stationnement qui orientent les voitures vers les emplacements disponibles. Sans parler des robots de livraison, des réseaux électriques dernier cri, du tri automatisé des déchets, et bien entendu, des voitures autonomes à tous les coins de rue.
Alphabet veut devenir la plate-forme par défaut des services municipaux
Pour Alphabet, les villes ont toujours été des plates-formes. Aujourd’hui, elles deviennent numériques, voilà tout. « Les grandes villes du monde entier sont des centres de croissance et d’innovation parce qu’elles tirent parti des plates-formes mises en place par des dirigeants visionnaires, indique la proposition. Rome a eu ses aqueducs, Londres son métro et Manhattan son plan quadrillé. »
Toronto, avec ses visionnaires bien à elle, aura Alphabet. Cet enthousiasme plateformaphore ferait presque oublier que le quadrillage des rues n’appartient pas à une entité privée, capable d’exclure certaines personnes et d’en favoriser d’autres. Voudrions-nous que Trump Inc. en soit le propriétaire ? Probablement pas. Alors pourquoi s’empresser de donner son équivalent numérique à Alphabet ?
Qui fixe les règles qui encadrent l’accès à ces plates-formes ? Les villes économiseraient-elles de l’énergie en utilisant le système d’intelligence artificielle d’Alphabet ou est-ce que la plate-forme serait ouverte à d’autres fournisseurs ? Les véhicules autonomes seraient-ils ceux de Waymo, la filiale d’Alphabet dédiée, ceux d’Uber ou d’un autre fabricant automobile ? Alphabet soutiendra-t-il « la neutralité urbaine de l’Internet » aussi activement qu’il soutient la neutralité de l’Internet classique ?
En réalité, un tel « quadrillage numérique » n’existe pas : il n’y a que des produits singuliers d’Alphabet. Le but est de fournir des services numériques attrayants afin d’établir un monopole total sur l’extraction des données au sein d’une ville. Les efforts supposément fournis pour construire ce réseau urbain pourraient bien se révéler n’être qu’une tentative de privatisation des services municipaux — soit la caractéristique principale de l’urbanisme version Blackstone, plutôt que son dépassement.
Ville-flexible
Le but d’Alphabet à long terme consiste à lever les barrières à l’accumulation et la circulation de capitaux dans les milieux urbains, notamment en remplaçant les anciennes règles et restrictions par des objectifs flottants crowdsourcés. La multinationale prétend ainsi que dans le passé, « des mesures prescriptives étaient nécessaires pour protéger la santé des êtres humains, assurer la sécurité des bâtiments et gérer les facteurs extérieurs négatifs. » Cependant, les choses ont changé et « les villes peuvent atteindre ces mêmes objectifs sans l’inefficacité propre aux réglementations qui imposent des zonages inflexibles et des règles de constructions figées ».
Cette déclaration en dit long. Après tout, même les sommités néolibérales Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke toléraient certaines formes d’organisation sociale non-marchande dans le milieu urbain. Ils considéraient la planification — par opposition aux signaux du marché — comme une nécessité pratique imposée par les limitations physiques des espaces urbains : c’était le seul moyen abordable d’exploiter des infrastructures, de construire des routes et d’éviter les engorgements.
Pour Alphabet, ces contraintes n’existent plus : un flux continu et omniprésent de données peut désormais substituer les signaux du marché aux règlementations étatiques. Désormais, tout est permis, à moins que — ou jusqu’à ce que — quelqu’un se plaigne. Uber fonctionnait au début selon le même principe : faire fi des règles, des tests et des normes, laisser le consommateur roi classer les conducteurs et les plus mal notés disparaîtraient d’eux-mêmes. Pourquoi ne pas appliquer cette méthode aux propriétaires ? Si par chance vous survivez à l’incendie de votre appartement, vous pourrez toujours exercer votre pouvoir de consommateur et donner une mauvaise note à votre propriétaire. On retrouve ici la logique de l’urbanisme selon Blackstone, bien que les techniques soient celles de Google.
Si par chance vous survivez à l’incendie de votre appartement, vous pourrez toujours exercer votre pouvoir de consommateur et donner une mauvaise note à votre propriétaire
GoogleUrbanism signe la fin de la politique, car il présuppose l’impossibilité de transformations systémiques à grande échelle, comme la limitation de la mobilité du capital et de l’achat de terrains et de logements par des étrangers. Il veut mobiliser le pouvoir de la technologie pour aider les résidents à « s’adapter » aux tendances mondiales prétendument inexorables comme l’aggravation des inégalités et la hausse constante du prix du logement (imputable, selon Alphabet, au coût de la production et non à l’apport en apparence illimité de crédits avantageux dans l’immobilier).
En général, de telles tendances annoncent une chose : pour la plupart d’entre nous, les choses vont se dégrader. Alphabet tient cependant un discours tout autre : les nouvelles technologies nous aideraient à survivre, voire même à prospérer. Grâce à l’auto-mesure connectée (3) des parents débordés trouveront miraculeusement du temps dans leurs agendas bien remplis ! Adieu les dettes sur les prêts automobiles, puisqu’il ne sera plus nécessaire de posséder de voiture ! Vive l’intelligence artificielle pour réduire les dépenses énergétiques !
GoogleUrbanism part du même présupposé que Blackstone : notre modèle économique actuel dominé par la finance est voué à durer — et avec lui la stagnation des salaires réels, un marché de l’immobilier libéralisé qui fait grimper les prix en raison de la forte demande mondiale, des infrastructures construites sur un modèle de partenariat public-privé opaque mais très lucratif. La bonne nouvelle, c’est qu’Alphabet possède les capteurs, les réseaux et les algorithmes qui nous permettront de retrouver notre ancien niveau de vie et de le maintenir.
La proposition concernant Toronto se garde bien de préciser qui financera cette utopie urbaine. Elle reconnaît néanmoins que « le projet comprend des innovations révolutionnaires qui ne pourront être financées qu’au moyen d’achats réguliers en grande quantité [large volumes of reliable offtake] ». Sans quoi, tout cela pourrait finir comme un équivalent urbain du constructeur automobile Tesla : une entreprise propulsée par un déluge de subventions publiques suite à une hallucination collective.
L’attrait qu’exerce Alphabet sur ses investisseurs tient à la modularité et la plasticité de ses espaces. Comme dans les premières utopies cybernétiques qui rêvaient d’une architecture éternellement flexible et reconfigurable, aucune fonction permanente n’est attribuée aux différentes parties. Tout peut être remanié. Des boutiques peuvent se changer en galerie avant de finir en resto gatro — pourvu que ces métamorphoses permises par le numérique génèrent de plus grands retours sur investissement.
Après tout, Alphabet prétend construire une ville « où les bâtiments n’ont pas d’usage statique ». Par exemple, la pièce maîtresse du quartier concerné à Toronto, surnommée le Loft, reposera sur une ossature qui « restera flexible tout au long de son cycle de vie et abritera un grand mélange d’usages (résidentiel, commercial, création, bureaux, hospitalité et parking) afin de répondre rapidement à la demande du marché. »
Telle est la promesse populiste de GoogleUrbanism : Alphabet peut démocratiser l’espace en l’adaptant grâce au flux de données et à des matériaux préfabriqués bon marché. Sauf que la démocratisation des fonctions ne s’accompagnera pas d’une démocratisation de la gestion et de la propriété des ressources urbaines. C’est pourquoi la principale donnée entrante (input) dans la démocratie algorithmique d’Alphabet est la demande du marché plutôt que la gouvernance communale.
Or, dans nombre de villes, c’est précisément la « demande » qui conduit à la privatisation de l’espace public. Les décisions n’émanent plus de la délibération politique, mais sont déléguées aux gestionnaires, aux fonds de placement privés et aux banques d’investissement qui se jettent sur l’immobilier et les infrastructures en quête de profits stables et significatifs. Loin de renverser cette tendance, GoogleUrbanism ne fera que l’accentuer.
Il y aurait de quoi se réjouir de la dimension utopique, presque anarchiste de GoogleUrbanism si la plupart des résidents étaient responsables de leurs propres espaces, bâtiments et infrastructures
Il y aurait de quoi se réjouir de la dimension utopique, presque anarchiste de GoogleUrbanism si la plupart des résidents étaient responsables de leurs propres espaces, bâtiments et infrastructures. Puisque ce n’est pas le cas et que ces espaces appartiennent de plus en plus à des investisseurs privés (et souvent étrangers), une rupture radicale avec le système bureaucratique étouffant et contraignant (pour les capitaux) risque de provoquer l’horreur de l’incendie de la Grenfell Tower plutôt que l’agitation rassurante d’une petite mairie du Vermont.
Mis à part les investisseurs institutionnels qui achètent des quartiers entiers, Alphabet sait bien à qui s’adressent ces villes connectées : les nantis du monde entier. Pour eux, le développement durable via les data, comme les modes de vie artisanaux permis par les algorithmes (Sidewalk Labs promet un « bazar nouvelle génération » approvisionné par des communautés locales de créateurs), n’est qu’un moyen de justifier la hausse de la valeur de leur porte-feuille immobilier.
Lire aussi Richard V. Reeves, « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.
Peu importe que « l’urbanisme à la carte » proposé par Alphabet ne séduise pas les habitants de Toronto, pourvu que le projet impressionne ses futurs habitants, en particulier les millions de millionnaires chinois qui se précipitent sur le marché de l’immobilier canadien. Daniel Doctoroff a levé toute ambiguïté en confiant au Globe and Mail que le projet d’Alphabet au Canada était « avant tout un jeu immobilier ».
Le virage urbain d’Alphabet a aussi une signification politique plus large. Tandis que les hommes politiques canadiens courtisent Alphabet, une guère d’enchères a éclaté autour du deuxième siège nord-américain d’Amazon (4). Certaines villes lui ont même proposé 7 milliards de dollars d’avantages fiscaux pour qu’il se relocalise chez elles. Tout cela suggère que, malgré l’opposition dont la Silicon Valley fait l’objet (5), nos classes politiques n’ont pas beaucoup d’autres industries positives vers lesquelles se tourner (positives surtout du point de vue de la trésorerie).
C’est clairement le cas du premier ministre canadien Justin Trudeau (6), qui a récemment décrit son pays comme : « une Silicon Valley, en plus de tout ce que le Canada a à offrir ». En un certain sens, il a raison : ce sont les fonds de pension du Canada qui ont fait de l’immobilier et des infrastructures les actifs lucratifs qu’ils sont devenus.
Ne nous berçons pas d’illusions. Il faut être naïf pour croire qu’une alliance urbaine entre la technologie et la finance pourrait nuire à cette dernière. Blackstone continuera de façonner nos villes même si Alphabet s’occupe désormais de sortir les poubelles. « GoogleUrbanism » fait juste un joli costume pour camoufler cette vérité.