La colonie de l’intérieur

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L’ouverture est magistrale, tapageuse et bruyante, elle doit beaucoup au talent inouï du peintre noir américain Jacob Lawrence auquel Kathryn Bigelow emprunte les toiles bariolées consacrées à la grande migration des Africains Américains des années 1930 aux années 1950. Cet exode, suscité par la persécution que ces derniers subissent dans le Sud, est nourri de l’espoir fou qu’au Nord, dans les grandes villes industrielles où la main d’œuvre non qualifiée trouve à s’employer, une nouvelle vie est possible. L’exil est un arrachement, l’arrivée au Nord, une gifle. Les traits géométriques et les couleurs vives de Lawrence sont l’évocation de cette brisure, et le mouvement vif, comme soumis à des secousses, des plans qui se succèdent accentue encore l’ébranlement qui accompagne l’arrivée dans des quartiers surpeuplés, où sont confinés ces émigrés de l’intérieur. On appelle ghettos ces entassements de bétons et de Noirs où il faut bien, malgré l’enfermement et la soumission à l’ordre des puissants, les Blancs, recréer une vie communautaire, ressusciter ses rêves. Detroit, Michigan, est l’archétype de ces espaces de rêves différés.

C’est le point de départ de l’histoire racontée par Bigelow, celle d’un jeune gars qui nourrit l’espoir de devenir une star de la chanson avec son groupe, The Dramatics, dans cette métropole où un ouvrier d’usine noir nommé Berry Gordy a réussi à créer le premier label de musique afro-américaine dont les titres, produits à la chaîne, font danser l’Amérique blanche. Motown, le nom du label, offre certes ce qui se fait de mieux en matière de rhythm’n’blues et il a quelque chose d’unique : les paillettes, le strass, le scintillant et le brillant couvrant les corps noirs qui chantent et dansent, un voile d’illusion pour masquer la grisaille oppressante de Detroit l’industrieuse et dissimuler derrière les sourires et les boules à facettes la violence des relations raciales. Le film de Bigelow déploie ce thème derrière une présentation faussement réaliste des émeutes de 1967 : le simulacre, la scène, le spectacle, le jeu, l’interprétation au sens américain de performance sont les motifs souterrains de Detroit. Ils sont en effet les ressorts privilégiés de l’oppression et de la terreur.

Lire aussi Eldridge Cleaver, « Les États-Unis, une nation née dans la brutalité », Le Monde diplomatique, janvier 1973.Le ghetto de Detroit est une cellule, une « colonie de l’intérieur » comme les Noirs du temps le comprennent, et la réalisatrice filme un huis-clos dans lequel les descentes de la police blanche sont volontairement intrusives. Les forces de l’ordre sont en mission : elles doivent maintenir ces foules affamées et humiliées suffisamment apeurées pour qu’elles baissent la tête en croisant, au hasard d’une rencontre avec un Blanc, ceux qui se veulent les maîtres. Frantz Fanon, le penseur radical de la décolonisation, avait bien décrit cela dans son Peau noire, masques blancs (déjà les masques…) en reprenant la phrase d’ Aimé Césaire : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ».

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C’est au théâtre l’Apollo que les Dramatics espèrent conquérir le succès. Leur entrée sur scène approche, lorsque tout est interrompu. Des émeutes embrasent le quartier, l’état d’urgence est proclamé. La rue furieuse et ses spasmes sont rendus avec maestria par la réalisatrice, dont les angles de vue multiples évitent la simplicité du regard du reporter pour donner « l’omniscience » que seul le cinéma autorise.

Les acteurs de ce drame sont avant tout les policiers blancs que Bigelow dépeint sans caricature comme des fonctionnaires zélés, parfois réticents, parfois fanatisés par la peur du Noir. La bestialité barbare du protagoniste n’est que le versant pathologique d’une idéologie commune. Ces porteurs d’uniforme se vivent en effet comme le dernier rempart qui protège la société blanche. Ils sont aux ordres d’une municipalité qui répond aux colères raciales par l’envoi de l’armée. Les chars paradent dans les rues du ghetto comme déploiement de force ostentatoire et Bigelow ressuscite les films d’époque qui théâtralisèrent complaisamment la répression afin que chacun comprenne que le pays était en guerre. « On se croirait dans ce putain de Vietnam », maugrée un des policiers. Il se voit, en effet, prisonnier d’une géographie mentale raciste, dans la jungle hostile d’une zone ennemie. Comme dans le roman de Joseph Conrad, les Blancs sont plongés « au cœur des ténèbres », un monde de sauvages terrifiants qui érode leur propre humanité. Bigelow a souvent filmé la guerre et ses métastases en ceux qui la conduisent ou la côtoient. Déjà dans The Hurt Locker, la claustration étouffante du scaphandre du démineur l’isolait du monde au point d’avoir raison de sa santé mentale.

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Même claustration à l’Algiers Motel où une dizaine de jeunes Noirs sont enfermés après que la police a identifié un tir venu d’une de ses fenêtres. Pour jouer, provoquer mais aussi exprimer la rage ruminée, un jeune Noir a en effet tiré avec un pistolet à billes en direction des forces de l’ordre. La répression s’abat sur l’hôtel. Cernés, pris d’assaut et capturés, les jeunes occupants sont alors soumis à la question par une escouade de policiers blancs transformés en bourreaux. Reprenant les codes du film de terreur, et il s’agit précisément de terroriser les captifs, Bigelow fait d’Algiers une métonymie de Detroit et du ghetto américain. Obtenir l’aveu — « ou est l’arme qui a osé défier les forces d’occupation ? » — devient le motif d’un interrogatoire de facture totalitaire : il n’y a pas d’arme réelle et la plupart ignore même l’origine des coups de feu. Tribunal d’inquisition et mise en scène de la domination raciale, la confrontation entre les tortionnaires en uniforme et les Noirs a pour but de rétablir l’ordre : ordre public et ordre de la domination raciale.

Depuis les premiers temps de l’esclavage, c’est ce que l’Amérique blanche n’a cessé de faire et les contrevenants à cette ambition le paient cher ; ils sont à la merci des geôliers parce que d’autres se sont révoltés contre le harcèlement policier, l’enfermement dans un ghetto assiégé, et la prégnance de l’exploitation économique.

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Mais loin de proposer un face à face binaire, Bigelow prend soin de définir des figures de la médiation : deux jeunes filles blanches égarées après avoir quitté leur province qui se sont entichées des jeunes Noirs, des policiers blancs scrupuleux voire bienveillants (ceux de l’État, pas de la ville) et surtout l’agent de sécurité. Figure de l’ambassadeur entre Blancs et Noirs, ambigu à l’égard des Blancs (on parle d’un « Oncle Tom ») ce personnage est incarné par un acteur qui rappelle Sidney Poitier, premier Noir à obtenir un Oscar, dont les rôles furent souvent jugés timides sur la question raciale. Mais dans un Detroit à feu et à sang, ce qui laissera quarante morts et un monceau de cendres de douleur et de mensonge, il est l’impossible parapet contre le chaos en marche.

Rien de timoré dans le film de Bigelow, même si la dernière scène, celle du tribunal où se déroule le procès des tortionnaires, est la moins intéressante. Chacun joue un rôle finalement convenu mais on y comprend quelle insulte représente l’impunité. Bien sûr, Detroit porte sur 2017 et les images d’archives utilisées dans le film nous le suggèrent sans lourdeur lorsqu’elles se marient aux mouvements vifs de caméras qui évoquent les fameuses « body cameras » que les policiers doivent depuis peu porter lors de leurs altercations avec les jeunes gens. Ces dernières n’ont jamais produit d’images édifiantes de nature à dénoncer les agissements de la police raciste américaine. Au contraire du film de Bigelow, qui ne nous fait pourtant pas la leçon.