Quelle justice pour le quai de Valmy ?

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the dark riot
cc Benjamin Thomas

Les réquisitions entendues vendredi dernier sont si choquantes qu’elles parlent d’elles-mêmes, et pour ainsi dire se condamnent elles-mêmes. Je n’en dirai donc rien. A la place je voudrais plutôt poser la question suivante : de quoi le procès du quai de Valmy est-il le procès ? Ou plutôt de quoi devrait-il l’être, de quoi aurait-il dû l’être ?

La justice, ou ce qu’on appelle ainsi, ne connaît que des personnes. Or elle devrait connaître aussi des situations — ou au minimum des personnes dans des situations. Quelle est la situation au moment des faits reprochés aux prévenus — en rappelant tout de même au passage que certains d’entre eux nient catégoriquement en avoir été les auteurs. Quelle est donc cette situation ? Elle est celle d’un pouvoir qui, ayant perdu toute légitimité, est déjà en état de rupture avec la population. Celle d’un pouvoir claquemuré dans les institutions de la Ve qui permettent si bien de fermer portes et fenêtres pour que les gouvernants n’aient plus rien à connaître des gouvernés. Comment faire valoir une opposition sérieuse quand il n’y a plus aucune médiation institutionnelle pour la relayer ? Comment la faire valoir autrement que dans le dernier lieu qu’il lui reste, à savoir la rue ?

Ce sont les gouvernants qui ont eux-mêmes agencé cette situation où le dissentiment démocratique ne rencontre plus que la police. Une police qui au surplus a reçu des instructions, si elle ne se les donne pas elle-même. Il n’est pas un observateur qui n’ait été choqué par des violences policières en fait sans précédent. Avec une brutalité inouïe, la police aura nassé, gazé, matraqué, éborgné. On ne compte plus les manifestants très ordinaires et très pacifiques au départ qui en sont devenus enragés. Enragés de voir l’État se faire l’ennemi de ses citoyens. Un procès du quai de Valmy qui ne met pas ceci au centre de ses débats est un procès d’injustice.

Tout y concourt en vérité car, dans cette situation, l’État, pour masquer qu’il devient l’ennemi de ses citoyens, n’a plus que la ressource de peindre ses citoyens comme ennemis de l’État. C’est à ce grand renversement que se prête la police-justice. Avant tout examen, les prévenus ont été déclarés ennemis de l’État pour être châtiés comme tels. La situation n’est donc plus seulement celle d’un État qui se condamne lui-même à ne plus pouvoir gouverner qu’à la police, mais celle d’une justice qui couvre le gouvernement de la police.

Ecoutons le procureur : « Antonin Bernanos conteste farouchement les faits par posture. Il y a clairement un risque de réitération des faits ». Voilà donc où mène cette logique sans nom : si on clame être innocent c’est qu’on est coupable, et non seulement qu’on l’est mais qu’on va récidiver…

On a pu également entendre ceci : « Je mets au défi quiconque de dire que la justice couvre les violences policières ». Relevons donc le défi. Quand le procureur de Pontoise explique qu’Amada Traoré est mort d’une infection, ça n’est évidemment pas la police qui couvre la justice. Quand la colonne des victimes dans les quartiers, des morts en fourgon, en cellule, d’une balle dans le dos, ou des violés à coup de matraque, quand cette colonne est d’une hauteur sans commune mesure avec celle des policiers jugés et condamnés, ça n’est pas la justice qui couvre la police… Cela aussi fait partie de la situation.

Le procureur a également cru pouvoir dire ceci : « le témoignage d’un policier assermenté est quand même censé servir l’intérêt général, soyons sérieux ». Oui, en effet, soyons sérieux : quand il est question d’affaires impliquant des policiers, le témoignage d’un policier ne sert rien d’autre que les intérêts de la police. Et désormais tout le monde le sait. Comme tout le monde sait que la police et la justice mentent et font corps quand elles sont mises en cause. Si le procureur était vraiment sérieux, il prendrait conscience qu’une institution ne peut pas prononcer certaines paroles sans prendre par-là même le risque d’œuvrer à sa propre ruine symbolique.

Lire aussi Laurent Bonelli, « Pour une décroissance sécuritaire », Le Monde diplomatique, mai 2017.Dans l’affaire du quai de Valmy, le verdict n’est pas encore venu. Il nous reste donc toujours la possibilité de croire que la justice n’est pas toute d’une pièce, qu’elle est encore capable de se souvenir qu’il n’y a pas que des personnes mais aussi des situations, et que, sauf à se trahir elle-même, et à trahir le peuple au nom duquel, paraît-il, elle juge, elle ne peut pas elle aussi se faire l’ennemi de ses citoyens.