C’est un de ces débats dont on ne sait si la récurrence est affligeante — tant elle exhibe l’ignorance ou la mauvaise foi — ou si elle est rassurante dès lors que la démocratie ne saurait se passer de luttes sur sa définition — sauf à laisser le monopole de cette définition à certains et donc à se renier. La réforme du code du travail vient donc de rouvrir cette polémique alors que les manifestations de rue s’opposent à un gouvernement qui se prévaut de son élection quelques mois plus tôt pour la mener à bien. Ainsi sont opposés frontalement, et non plus seulement suggérés comme lors de chaque mouvement social, l’opposition du vote et de la rue comme moyens de la démocratie. Au président de la République qui lançait « la démocratie, ce n’est pas la rue » (CNN, 19 septembre), la France insoumise par son chef Jean-Luc Mélenchon et les pancartes de la manifestation du 23 septembre répondait : « Non M. Macron, la démocratie c’est la rue ». Et d’improviser une leçon d’histoire : « Monsieur le Président, il vous reste à consulter l’histoire de France pour apprendre que c’est la rue qui a abattu les rois, c’est la rue qui a abattu les nazis, c’est la rue qui a protégé la République contre les généraux félons en 1962 (…) c’est la rue qui a obtenu la quatrième semaine de congés payés en 1968 (…) c’est la rue qui a abattu le plan Juppé (…) c’est la rue en 2006 qui a obtenu le retrait du CPE (…) c’est la rue toujours qui porte les aspirations du peuple français lorsqu’il ne peut les faire entendre autrement ». Une leçon si accablante — presque tout y est erroné — qu’elle n’invite pas à l’optimisme (1).
Lire aussi Charles Perragin, « Noter pour mieux voter ? », Le Monde diplomatique, octobre 2017.
Il importe donc de corriger sauf à laisser l’espace public à la merci des sottises et pire à l’incompréhension. Il convient de rappeler que le débat met toujours en scène des conceptions différentes de la démocratie. D’abord le régime représentatif, auquel la qualité de « démocratie fut d’abord refusée, puisqu’il consistait à s’en remettre à des gouvernants élus pour gouverner. Jean-Jacques Rousseau ironisait ainsi sur ces Anglais qui se croyaient libres et ne l’étaient que le jour d’une élection. La sociologie critique peut être située dans ce prolongement par son analyse de la dépossession politique. Ce régime de la représentation libre comme la qualifiait Max Weber, ou de la fides implicita comme l’appelait Pierre Bourdieu, en empruntant sa terminologie au droit canon, consiste en une remise générale de soi à des représentants disposant librement de leur mandat. Pas tout à fait un chèque en blanc, puisque cette autorité devait être refondée par une nouvelle élection pour un nouveau mandat. Cette conception a prévalu aux débuts des républiques parmi un personnel politique issus de classes dirigeantes jalouses de leurs capacités et peu portées à dépendre d’électeurs dominés, sinon le temps d’une élection. Quelles que soient ses limites démocratiques, ce régime a été nommé « démocratique ». Une démocratie de délégation en somme. Aussi fût-elle contestée par des forces politiques issues de classes sociales moins sûres de leur domination mais plus capables d’établir une relation contractuelle avec les électeurs.
C’est ainsi que l’idée du mandat impératif fut proposée au XIXe siècle. La difficulté de sa mise en œuvre (jusqu’où aller dans le détail et pour combien de temps), les réticences des représentants à se lier les mains, même ceux qui s’en réclamaient officiellement, ont limité sa réalisation. Toutefois, sans prendre la forme extrême du mandat impératif par lequel un représentant ne peut mener que les actions pour lesquelles il a été précisément mandaté — représentation liée ou fides explicita —, la conception contractuelle s’est partiellement imposée par le biais des professions de foi et des programmes électoraux, soit des engagements plus ou moins précis. En 1981, les 110 propositions du candidat François Mitterrand participaient de cette conception d’une démocratie contractuelle d’un mandat semi impératif qui avait été surtout portée par la gauche. Ainsi les deux conceptions ont-elles pu coexister inégalement selon les gouvernements et aussi selon le temps de mandat, la latitude d’action des gouvernants s’accroissant généralement avec l’éloignement de la consécration électorale.
Lire aussi Sarah Cabarry & Cécile Marin, « 1981, l’occasion ratée », Le Monde diplomatique, septembre 2016.
Ces deux acceptions de la représentation, libre ou liée selon les termes de Max Weber, ont toutefois été contestées généralement par les critiques de la délégation entière ou partielle, au nom de la démocratie qu’on désigne souvent comme « directe » même si le terme paraît excessif sinon abusif. Toujours est-il que cette conception trouvait des réalisations pratiques dans les consultations populaires directes — le référendum — ou dans les mobilisations diverses telles que la pétition, la manifestation. Un répertoire d’action collective (selon l’expression de Charles Tilly) diversifié, dont certaines méthodes ont largement disparu après la Seconde République, avant de réapparaître (la pétition), de se transformer (la manifestation de 1848 tenait du défilé militaire), de se combiner (la manifestation et la grève). Et de se diffuser vers de nouveaux groupes sociaux. Il y a belle lurette que les manifestations ne sont plus la méthode exclusive du « peuple de gauche » ou seulement la voie de la protestation comme l’ont montré les mouvements fascistes. Il reste que la rue est devenue une sorte de métaphore de l’alternative au régime représentatif régi par l’élection. Un instrument démocratique par excellence, en tout cas plus démocratique. Jean Paul Sartre ne disait pas autre chose dans un article fameux reprenant le slogan de mai 1968, « Élections, pièges à cons », en fétichisant l’isoloir comme un responsable de la trahison : « L’isoloir, planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à chacun : “Personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même ; tu vas décider dans l’isolement et, par la suite, tu pourras cacher ta décision ou mentir.” Il n’en faut pas plus pour transformer tous les électeurs qui entrent dans la salle en traîtres en puissance les uns pour les autres. (2) »
Il ne s’agit pas d’afficher un œcuménisme modéré et pacificateur de principe mais, parce que tous les moyens de la démocratie sont imparfaits, il faut bien convenir que tous ont eu et ont donc encore de bons arguments. La démocratie c’est aussi la rue, devrait-on répondre au président Macron, parce que le régime représentatif se confond avec les libertés sinon les trahisons de gouvernants qui en font à leur guise pour peu qu’ils soient mal contrôlés. La protestation sociale n’opère d’ailleurs pas comme un simple rappel à l’ordre mais à titre préventif en dissuadant des gouvernants d’entreprendre des politiques pour lesquelles ils n’ont reçu aucun mandat. Comme on l’a justement fait remarquer, la menace de la grève a parfois été plus efficace que la grève elle-même : ce moyen de lutte ponctuel crédibilisait en permanence la menace. Il est aussi clair que la légitimité de la protestation est mieux fondée lorsque les mesures attaquées n’ont pas été annoncées par un programme. Ainsi la loi Juppé de 1995 comme la loi El Khomri de 2016 n’étaient inscrites ni dans le programme de Jacques Chirac qui venait d’être élu à la présidence, ni par celui de François Hollande qui arrivait à la fin de son mandat. La rue pouvait être présentée en en l’occurrence comme un refus démocratique du coup de force. En va-t-il de même quand la rue s’oppose à une réforme dûment inscrite au programme électoral du vainqueur ?
En principe, la victoire électorale vaut approbation du programme entier. Une convention sans doute mais une convention dont il est difficile de se passer en régime démocratique. Les protestataires peuvent faire valoir plusieurs titres de légitimité post électorale. En 1984, la réforme de l’enseignement libre était inscrite dans les propositions de François Mitterrand mais les opposants ont fait valoir que les négociations ne leur avaient pas donné satisfaction voire qu’ils avaient été trahis par des promesses non tenues. En 1992, le mouvement de la Manif pour tous — une manière de dénier à la gauche une sorte de propriété morale sur la manifestation — excipait des valeurs supérieures à la politique électorale — respect de la vie, de la famille, etc. — pour refuser une réforme annoncée. Aujourd’hui, Jean Luc Mélenchon s’est expressément prévalu d’une critique de la démocratie électorale, généralement suggérée, selon laquelle les électeurs auraient voté pour un candidat sans voter pour la mesure contestée. C’est en ce sens que M. Macron peut revendiquer la légitimité démocratique de la réforme du code du travail : il l’avait inscrite dans son programme. La critique par l’explication du vote a évidemment quelque vérité tant aucun électeur ne vote pour toutes les mesures d’un programme, soit parce qu’il les ignore, soit parce qu’il est indifférent, soit parce qu’il vote pour une personne, soit parce qu’il vote contre d’autres.
La raison invoquée par M. Mélenchon peut cependant amener à contester toute élection et tout vote si les électeurs n’y ont pas investi ce qu’on dit. Elle est aussi cocasse. Sans doute Jean-Luc Mélenchon a-t-il raison d’assurer que les électeurs d’Emmanuel Macron « n’ont pas voté pour ça », soit en faveur de la réforme du travail, mais comment sait il que ses propres électeurs « ont voté pour ça », c’est-à-dire pour toutes ses raisons politiques ? On ne saurait épuiser facilement toutes les situations où la rue peut être un correctif démocratique aux abus de pouvoir, non seulement dans les régimes autoritaires mais dans les démocraties libérales. Les protestataires peuvent justement faire valoir que le vote met en œuvre une égalité abusive quand les mesures concernent inégalement les gens, ou quand la voix d’une personne non concernée vaut autant que celle d’une personne concernée. Quel est par exemple le sens d’un référendum lorsqu’il vise à trancher un aménagement local comme un aéroport alors qu’une partie du corps électoral est éloignée du lieu touché et que d’autres appelés à voter décident en l’occurrence du sort de leur terrains expropriés ou non. En l’occurrence, une voie de démocratie directe était opposée à une autre, le référendum versus la manifestation. Sans que rien ne s’impose absolument comme un principe absolu. Ainsi en va-t-il pour toutes les voies démocratiques, toutes imparfaites sinon injustes. Vérité difficile à admettre comme le souligne à l’envi la force des préjugés qui prolongent des certitudes depuis longtemps démenties. A moins qu’il ne s’agisse que de justifier les intérêts du moment.