Les militaires en quête de « preuves d’amour »

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« Ruiterhelm (mantelhelm) Staatse leger », (Casque de cavalier, armée hollandaise) – Anonyme, 1600 – 1649
Collection du Rijksmuseum.

« Psychodrame… trahison… humiliation… » : la communauté de défense reste en émoi, deux semaines après la démission du chef d’état-major, le général Pierre de Villiers. Le président Macron aura gâché en quelques jours et quelques mots le potentiel de crédit acquis auprès des militaires depuis son investiture, même s’il agissait surtout d’une posture. « Défiler dans un véhicule militaire, rendre visite aux blessés, se rendre sur un théâtre d’opérations, c’est très bien, affirme par exemple le colonel Michel Goya, mais il y a l’amour, et il y a les preuves d’amour. Ces preuves, ce devait être le budget (1) ».

À la romaine

Au lieu de quoi, après un « Je suis votre chef » très surjoué, comme l’écrit Jean Guisnel (2), le président s’en est pris publiquement au général Pierre de Villiers, qu’il venait tout juste de prolonger pour un an comme chef d’état-major des armées (CEMA), au-delà de la limite d’âge. Et l’a fait, de surcroît, dans l’enceinte du ministère de la défense, devant le gratin politico-militaire, réuni à la veille d’un 14 juillet vécu par les soldats comme une fête des armées, et par leurs chefs comme la grande cérémonie annuelle d’allégeance de l’armée au pouvoir politique. Le président a ainsi mis en cause un officier supérieur au parcours irréprochable, qui avait eu pour seul tort de préconiser, dans une petite salle discrète, devant une assistance ultra-spécialisée de quelques membres de la commission de défense de l’Assemblée nationale, une consolidation de son budget, comme il l’avait déjà fait, d’ailleurs, les années précédentes.

Il est vrai que, répondant aux questions des parlementaires, le général Pierre Le Jolis de Villiers de Saintignon — pour reprendre son blase complet (3) —, mécontent des arbitrages budgétaires, avait lâché une formule qui ne fleure pas bon les plages du Touquet : « On ne va pas se faire baiser comme cela ». Quelques jours plus tard, il a justifié sa démission en affirmant « ne plus être en mesure d’assurer la pérennité du modèle d’armée » tel qu’il l’avait commandé durant l’ère Hollande.

Lire aussi Philippe Leymarie, « La canonnière, une passion française », Le Monde diplomatique, avril 2017.Une démission « mise en scène », selon le porte-parole du gouvernement, Christophe Castaner, qui a jugé le général « déloyal dans sa communication », l’accusant même — en référence à des propos tenus sur son blog — de s’être comporté en « poète revendicatif ». Commentaire élogieux, au contraire, du philosophe Michel Onfray, qui s’est fendu d’une chronique de soutien au général, sur son site : « De Villiers a préféré se suicider à la romaine, un mercredi, plutôt que d’être liquidé par le président un vendredi » (où il était convoqué à l’Élysée).

Déjà, en décembre 2016, le chef d’état-major général s’était prononcé en faveur de l’augmentation du budget des armées, demandant sa hausse progressive pour le porter de 1,7 à 2 % du produit intérieur brut (PIB) avant la fin du prochain quinquennat, en 2022. En mars dernier, le CEMA s’était illustré à nouveau, reprochant mezzo vocce au candidat Les Républicains (LR) François Fillon de renvoyer à 2025, dans son programme présidentiel, la réalisation de l’objectif des 2 % du PIB.

Service lourd

À l’époque, le général avait également laissé entendre, selon le magazine Challenges, qu’il ne pourrait rester à son poste si le candidat Emmanuel Macron devait être élu. Le projet notamment de création d’un service militaire d’un mois, qui aurait lourdement pesé sur les effectifs et les finances des armées, était jugé particulièrement irréaliste (4).

Après le clash avec De Villiers, qui aura été un premier test pour son autorité, le président Macron s’est efforcé d’apaiser les craintes des militaires, en expliquant, lors d’un déplacement sur la base aérienne d’Istres, que :

la trajectoire pour atteindre les 2 % du PIB en matière de défense serait un engagement tenu ;

la hausse de 1,8 milliards du budget défense programmée pour 2018 sera la seule consentie sur l’ensemble du budget de l’Etat ;

jamais, ces dernières années, il n’y aura eu une telle « vraie » hausse des crédits défense, laquelle permettra « une vraie réflexion capacitaire » ;

ce ministère de la défense n’est pas un ministère comme les autres, les militaires « engageant leur vie au quotidien », la place de la nation en dépendant, tout comme la sécurité de la population…

Passage en caisse

La ministre Florence Parly fraîchement nommée, a dû elle aussi « passer à la caisse » pour tenter à son tour de rassurer les armées… et paraître exister. Ainsi, elle a annoncé le dégel de 1,2 milliard de crédit (sur un total de 1,9 milliard bloqué au titre de 2017) : un déblocage qui aurait de toute façon eu lieu (5). Et assuré que les 850 millions prélevés sur les crédits 2017, au titre des économies demandées à tous les ministères, seraient de simples décalages d’acquisition de gros équipements, et n’auraient aucune conséquence sur le travail opérationnel des armées. La ministre, sans compétence dans le domaine de la défense (6), s’est d’autant plus empressée de courir derrière son président qu’elle avait imprudemment convenu, le 6 juillet dernier, « ne pas être en désaccord sur ce point », avec le général de Villiers, alors qu’il réclamait une rallonge de 3 milliards d’euros pour le financement des opérations extérieures et l’achat d’équipements, indispensables selon lui.

Même s’il s’agit d’une crise « plus inédite qu’historique », selon le commentaire par exemple de Bruno Dive, l’éditorialiste de Sud-Ouest (7), elle constitue un avertissement pour le nouveau pouvoir. Elle aura eu au moins le mérite de préciser les prérogatives des uns et des autres : au président, la conduite des armées au sens stratégique ; à la ministre, le budget ; et au chef d’état-major, la mise en œuvre en quelque sorte technique des armées, comme il a été rappelé.

Elle aura eu aussi pour effet de relancer le débat sur le financement de la défense et de la sécurité : « Voila des années que le feu couve entre les chefs d’état-major et le pouvoir politique, et seule l’autorité d’un Jean-Yves Le Drian avait permis d’éviter l’explosion. Des années que l’on exige trop des armées, avec trop peu de moyens », écrit Bruno Dive qui se demande s’il est bien raisonnable d’envoyer des soldats en opérations extérieures, et de les faire patrouiller — « en même temps », se moque-t-il — dans les rues de l’Hexagone, dans le cadre de l’opération Sentinelle — une mission qui, selon un récent reportage sur le « quotidien des soldats, talon d’Achille des armées (8) », ronge le moral des jeunes engagés, et risque de compromettre les futurs recrutements.

Pente dangereuse

En tout cas, pour le général Vincent Desportes, professeur à Sciences-Po (9), ce clash De Villiers-Macron serait « la plus haute crise politico-militaire en France depuis le putsch des généraux en 1961 » — rien de moins —, et cela même si plusieurs haut-responsables avaient démissionné ou avaient été limogés ces quarante dernières années, le plus souvent pour s’être opposés justement à des baisses d’effectifs ou de crédits. Pour l’ancien patron de l’école de Guerre, « la tension est énorme » au sommet de l’État et de l’armée : « Le président Macron n’a pas tenu ses engagements. Au Mali, face aux troupes, les yeux dans les yeux, il a promis de ne pas toucher au budget », assène Vincent Desportes pour qui il s’agit d’une « gifle » adressée à l’armée, un « mépris pour l’institution ».

Selon ce général, lui-même sanctionné en 2010 à la suite de la publication dans Le Monde d’un article critique sur la stratégie américaine en Afghanistan, « les armées ont terriblement souffert depuis un quart de siècle ». On leur a fait supporter l’essentiel des économies budgétaires et des baisses d’emplois publics, malgré la montée constante des risques et menaces.

Ce qui a entraîné une dégradation des conditions d’exercice du métier, de formation et d’entraînement, avec — pour Vincent Desportes — une accélération ces cinq dernières années, marquées par un suremploi des forces, une « addition d’engagements réactifs sans stratégie globale », qui n’ont produit « aucun résultat solide, ni en France, ni au Sahel, ni en Afrique noire, ni au Moyen-Orient ». Ce spécialiste en stratégie considère que les forces ont été dispersées sur de trop nombreuses missions, éparpillées dans de vastes espaces hors de mesure avec les moyens engagés, « sans jamais avoir pu déployer les masses critiques suffisantes pour transformer leurs remarquables succès tactiques en succès stratégiques durables ».

De nombreux officiers considèrent, comme le général Desportes, que ces surengagements combinés avec une sous-budgétisation, entraînent les forces armées sur la pente dangereuse du déclassement, à l’image de ce qu’avaient subi les forces britanniques il y a une quinzaine d’années : des taux de disponibilité opérationnelle des matériels catastrophiques ; un vieillissement accéléré de certains équipements ; des niveaux d’entraînement tombés sous les normes de l’OTAN — « alors même que notre armée est la plus engagée au combat », souligne Desportes —, des réformes « aberrantes » du soutien des troupes, menées au nom de la mutualisation, de l’externalisation, etc. — le tout faisant que l’autonomie stratégique de la France est mise à mal, aucune opération extérieure d’envergure ne pouvant être menée sans le soutien des armées américaines (renseignement, ravitaillement en vol, drones), ou de compagnies aériennes privées russo-ukrainiennes (transport lourd).

Autoritarisme juvénile ?

La plupart des militaires voient dans ces épisodes politico-budgétaires la signature de Bercy, le siège du ministère de l’économie et des finances, qui ne raterait aucune occasion de tailler des croupières aux armées, profitant cette fois de l’impréparation de la nouvelle ministre — « une gestionnaire qui ne connaît pas le monde militaire », souligne Michel Goya, qui rappelle qu’en 2014 Jean-Yves Le Drian, « qui avait un vrai poids politique », avait menacé de démissionner, ainsi que le chef d’état-major et les chefs des trois armées, au cas où Bercy obtiendrait les coupes budgétaires envisagées alors.

Pour les officiers supérieurs en retraite, souvent actifs dans les associations ou sur les réseaux sociaux, c’est le sentiment d’humiliation qui domine. Quinze d’entre eux ont écrit une lettre ouverte au président, publiée par Capital , où ils font état de leur « blessure profonde », et se plaignent de « l’autoritarisme juvénile » du président Macron.

Ces questions ne manqueront pas de resurgir à la fois à Toulon, du 3 au 5 septembre, dans le cadre de l’Université d’été de la défense. Mais aussi au fil de la préparation du rapport demandé par M. Macron sur l’avenir de l’opération Sentinelle, et de la mise en œuvre de la Revue stratégique dont les premières conclusions sont attendues dès octobre, avant la publication d’ici la fin de l’année d’un nouveau Livre blanc — le tout devant déboucher sur la discussion et l’adoption l’été prochain d’une nouvelle loi de programmation militaire couvrant les cinq ans à venir.

Complexe militaro-industriel

Si l’on veut que le modèle actuel d’armée reste pérenne, et que, contrairement à aujourd’hui, l’outil ne se dégrade pas plus vite qu’il ne se régénère, que le capital hommes-matériels-expériences se maintienne, voir se renforce, il faudra — selon Florent de Saint-Victor, sur son blog Mars attaque — que cette revue stratégique « donne la juste place à l’enveloppe budgétaire de 2 % du PIB consacrés à la défense, en euros courants, à l’horizon 2025 (soit au quinquennat suivant), hors pensions et hors opérations extérieures, dans le travail en boucle ambitions-aptitudes-moyens. Surtout que, la bosse budgétaire des programmes lancés mais non financés, celle du report de charges (la dette interne vis-à-vis des fournisseurs) et les besoins simplement nécessaires pour faire tourner le système en l’état pourraient bien à eux seuls, si aucun choix n’est fait, prendre tous les moyens supplémentaires disponibles. »

C’est dire si les défenseurs de l’outil militaire actuel ont encore du souci à se faire. Reste une autre politique plutôt radicale, à la Michel Onfray par exemple : « Si vraiment on veut faire des économies, indique-t-il sur son site, on ferait bien déjà d’arrêter les guerres et arrêter d’aller bombarder des gens qui ne nous menaçaient pas, et qui finissent par nous menacer depuis qu’on les menace nous-mêmes ». Mais, convient le philosophe-éditorialiste, ce n’est pas dans la stratégie d’un exécutif libéral « qui a besoin de faire savoir au complexe militaro-industriel qu’on travaille avec eux ». Ce qui, bien sûr, n’est pas faux non plus.