À Bangalore, Attakkalari, une association indienne, qui depuis plus de vingt ans œuvre pour la formation de danseurs contemporains, crée en 2001 la première biennale de danse contemporaine en Inde afin de présenter des travaux chorégraphiques d’envergure internationale et de créer un tremplin pour les jeunes chorégraphes émergents. L’association est co-productrice de toutes les créations en mettant ses locaux et son personnel technique et administratif à disposition des résidents. Le festival est également soutenu par de nombreuses organisations culturelles telles que le ministère de la culture indien, le département du tourisme du Karnataka, l’ambassade de Norvège, l’institut Goethe, la fondation Pro Helvetia, l’Institut français en Inde et de nombreux autres partenaires.
Cette huitième édition est la plus importante depuis la création de l’évènement. Son slogan « Bangalore Moves » traduit l’ambition de susciter un engouement pour la danse contemporaine et son développement au-delà des réseaux actuels. Sur la scène principale sont attendus la compagnie française CCN2 de Rachid Ouramdane, la compagnie canadienne Marie Chouinard ou encore les Espagnols de la compagnie Guy Nader-Maria Campos. Dans cet environnement multiculturel, les chorégraphes sud-asiatiques du programme « Platform – emerging South Asia » bénéficient d’un auditoire de programmateurs internationaux. Enfin, FACETS, le programme de résidence, offre un espace de création privilégié à de jeunes chorégraphes dont le manque de moyens et d’espaces adéquats restreint souvent les possibilités de création.
Un mois avant le début du festival, les sept danseurs-chorégraphes en résidence rejoignent les studios d’Attakkalari pour travailler à la création d’une nouvelle pièce d’une dizaine de minutes. Ils sont pour la plupart indiens, originaires de Bombay, Delhi et Bangalore. L’un est originaire de Dakha au Bangladesh. Faute de moyens, il est le seul représentant d’Asie du Sud hors Inde sélectionné par le jury de FACETS. Enfin, deux chorégraphes internationaux sont présents, grâce au soutien d’organisations culturelles de leurs pays respectifs : InKo Centre et Arts Council Korea pour la Corée du Sud et Dancebase Edinburgh au Royaume-Uni.
Tahnun, le résident bangladeshi, est, dès le premier jour, impressionné par la taille du studio principal. Il s’estime chanceux et prend cette opportunité très au sérieux : « nous n’avons pas d’infrastructures semblables au Bangladesh ». À Dakha, il vit principalement des « corporate shows », des soirées d’entreprises. Pour pouvoir vivre de son métier de danseur, il pratique divers styles et techniques. Formé initialement au kathak — danse traditionnelle du nord de l’Inde — à Calcutta, il a également des notions de danse classique, contemporaine et claquettes qui l’aident à répondre aux attentes de ses clients. Malgré les difficultés et le peu de goût des Bangladeshi pour la danse contemporaine, Tahnun dit vouloir ouvrir la voie pour une scène qui parlerait de l’identité des habitants du Bangladesh et que ceux-ci pourraient comprendre.
Surabhi, elle, vit à Bangalore. Après un début de carrière comme ingénieur informatique chez Google, elle démissionne en 2013 pour entamer une formation à Attakkalari puis se lancer dans une carrière de danseuse professionnelle. « J’ai toujours fait de la danse comme loisir : danse moderne, danse Bollywood… Un jour j’ai découvert la danse contemporaine et je me suis sentie en adéquation parce que ça me permettait de lier l’intellectuel au mouvement ».
Meghna a grandi à Delhi où elle s’est formée à la danse classique et contemporaine. Durant sa scolarité, elle a bénéficié d’une bourse pour participer à un programme d’échange de trois mois au centre Marameo de Berlin. Sur les réseaux sociaux, elle fait part de sa joie de danser de nouveau pendant un mois. « À Delhi, la location de studios coûte très cher, donc c’est compliqué de trouver des lieux pour répéter ».
Il y a des absents. Au Pakistan, la danse considérée comme obscène est interdite depuis 1981 par la clause numéro 7 du « NOC » — No objection certificate (1) —, texte issu du Dramatic performances act (2) de 1876… Même en Inde où les arts se développent dans les villes, la liberté du corps, notamment pour les femmes, reste bien souvent un tabou. La création d’un espace qui soutienne la liberté du corps en Asie du Sud est donc loin d’être un acte neutre tant il constitue une opportunité pour faire entendre des voix dissonantes face à l’oppression des corps — mais aussi face à une certaine prédominance occidentale sur les scènes internationales.
La spécificité de FACETS ne tient pas uniquement aux parcours de ses résidents mais aussi à la présence de « mentors » internationaux, des professionnels reconnus dont la mission est d’épauler les jeunes chorégraphes dans leur processus créatif. Cette année, à l’exception d’un designer son indien et d’un chorégraphe sud-coréen, aucun des mentors n’est originaire d’un pays sud asiatique. Ils viennent de Suisse (un designer son et deux designers lumière), d’Espagne (un dramaturge associé à Fabbrica Europa en Italie), du Portugal (une chorégraphe). L’influence culturelle européenne se manifeste ici de manière concrète.
De fait, les compagnies invitées ne pourraient pas financer leurs séjours sans le soutien des réseaux culturels diplomatiques de leurs pays de production. L’organisatrice du festival, Ruhi Jujunwallah, tient à développer un festival international qui ne soit pas « blanc » : « pour faire venir la compagnie sud-africaine, nous avons dû nous y prendre près de deux ans à l’avance afin qu’ils aient le temps de faire les demandes de subventions nécessaires ». Les moyens et l’implantation des organismes de diplomatie culturelle de certains pays influencent ainsi profondément les choix de programmation. À Bangalore, tout au long de l’année, le calendrier de la création contemporaine est majoritairement rythmé par les organismes suisse, allemand et français, dont l’apport financier est essentiel au développement des arts non traditionnels. Malgré la diversité de leurs approches, axées soit sur les collaborations entre des artistes de leurs pays et des artistes indiens, soit sur la simple diffusion d’artistes de leurs pays, ces organisations propagent, parfois malgré elles, l’idée d’une supériorité culturelle européenne.
Il est vrai que le manque de moyens de création et de diffusion des artistes sud-asiatiques fait obstacle au développement de la scène locale. En Inde par exemple, l’accent est mis avant tout sur les arts traditionnels. La danse contemporaine y est encore jeune alors qu’elle est quasi inexistante dans d’autres pays de la région. Ainsi, l’admiration des artistes sud-asiatiques pour les scènes contemporaines européennes les conduit parfois à une certaine schizophrénie — puiser dans leur héritage leur paraît toujours plus difficile qu’aux Européens. Pourtant, pour l’Inde par exemple, yoga, bharatanatyam (danse du sud de l’Inde), kathak, kathakali (tradition de danse-théâtre du sud de l’Inde), kalarippayatt (art martial méconnu du sud de l’Inde), chhau (forme de danse semi-classique) offrent un riche répertoire de formes. Mais s’en nourrir pour les réinterpréter, par delà le fanatisme religieux, les traumatismes coloniaux et une certaine routine, demeure ardu. L’apport de traditions asiatiques telles que le yoga, le taï-chi ou encore le qi gong a participé à l’évolution de l’approche du corps, du temps et de l’espace en danse contemporaine. Elle demeure pourtant une discipline largement issue de la tradition occidentale des pays où la plupart des chorégraphes qui s’en revendiquent ont vécu et se sont produits.
Tandis que les chorégraphes contemporains occidentaux se contentent en général d’exprimer leur imaginaire en mouvement, sans souci de définir a priori leurs influences, certains chorégraphes indiens se trouvent parfois confrontés à la nécessité de désapprendre. Par exemple, le bharatanatyam nécessite un entrainement extrêmement varié et sophistiqué — jeux de pieds, de regard, travail pointu des rythmes, mimiques faciales — dont l’apprentissage est un enrichissement pour la connaissance du mouvement, mais qui nécessite encore de trouver comment le faire jouer dans une conception contemporaine. L’enjeu, c’est l’intégration d’une jeune scène de danse contemporaine indienne à une scène internationale préexistante et dominée par des standards européens.
De nombreux artistes indiens qui se revendiquent de la scène contemporaine ne sont pourtant pas essentiellement préoccupés par la recherche d’un héritage traditionnel. « Je me considère comme faisant partie d’une génération sans nationalité, témoigne ainsi Meghna. Du fait de l’Internet, j’ai le sentiment d’appartenir à de nombreuses cultures, choix, identités et nations ». À l’opposition entre Est et Ouest, elle préfère opposer « humain et nature, violence et non violence et même humain et non-humain ». Meghna illustre ainsi les multiples identités et clivages qui traversent l’Inde, de modes de vie traditionnels à l’émergence d’une génération que l’on pourrait qualifier de postmoderne.
Cependant, l’espoir de rencontrer, en oubliant son héritage propre, les critères esthétiques internationaux définis par l’Occident conduit souvent, sinon à la perpétuation d’un imaginaire de domination européen, du moins à une certaine monotonie dans la création. Le développement d’une scène de danse contemporaine pourrait toutefois, avec le temps, donner lieu à des travaux de plus en plus intéressants. Dans le cadre du programme Platform de la biennale, le chorégraphe Mandeep Raikhy présentait « Queen Size », mettant en scène deux hommes dans des positions explicites sur un charpoy — lit traditionnel de la région du Kerala — devant un public restreint d’une vingtaine de personnes qui les entourait et se trouvait ainsi dans l’impossibilité de détourner le regard ou de quitter la salle. Cette chorégraphie faisait référence à ce qui est communément appelé la section 377, un article qui criminalise l’homosexualité en Inde. Puisant dans un imaginaire indien mais au travers de mouvements et d’une approche critique résolument contemporains, le chorégraphe parvenait ainsi à impliquer le spectateur pour le questionner sur son rapport à l’homosexualité. Un bon exemple de cette volonté de décolonisation de l’imaginaire qui est la marque de la biennale de Bangalore.
Bibliographie
•Danses et identités. De Bombay à Tokyo, éditions du CND, 2009
•Tilt Pause Shift : Dance ecologies in India, 2016
•Time and space in asian context : contemporary dance in Asia, 2005
•Intercultural Contemporary Dance in Malaysia. Challenging hegemony and presenting alternative national identities through contemporary dance, Joseph Gonzales, 2010
•Labels, Histories, Politics : Indian/South Asian Dance on the Global Stage, in Dance Research, Edinburgh University Press, 2008