Lire aussi Philippe Hugon, « Le Sahel entre deux feux djihadistes », Le Monde diplomatique, mars 2016.
Ces engins sans pilotes embarqués, dits « de moyenne altitude, longue endurance » (MALE), sont des drones Reaper fabriqués par General Atomics, déployés en observation et recueil de renseignement, notamment sur le théâtre sahélien. Leur utilisation a été bridée, durant plusieurs années, par le fournisseur américain, qui exigeait la présence de ses agents sur site, pour les phases de décollage et atterrissage. La France se retrouvait ainsi dépendante des États-Unis à la fois pour la mise en œuvre du vecteur, l’architecture des systèmes, la maintenance de l’engin, la formation des personnels, etc.
Pour les sénateurs (1), l’armement de ces drones — qui n’avait pas été envisagé jusqu’ici — ne serait pas une révolution, mais constituerait un progrès majeur. Ils développent une série d’arguments en ce sens :
• outre les États-Unis et Israël, leaders du secteur, de nombreux pays en disposent déjà, et les utilisent régulièrement, notamment au Proche-Orient ;
• en Europe, le Royaume-Uni aligne 10 drones Reaper armés ; l’Italie a obtenu à la fin de 2015 l’autorisation américaine d’armer ses 6 Reaper ; et l’Allemagne a annoncé la location à partir de 2018 de 3 à 5 drones Héron TP israéliens armés (2) ;
• hors d’Europe, de nombreux États utiliseraient également des drones armés : Pakistan, Irak, Iran, Nigeria, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Égypte, Turquie…
• par ailleurs, les drones MALE des forces françaises sont déjà présents dans la boucle des missions de frappe aérienne, car les pilotes et opérateurs de drones « illuminent » les cibles des missiles Hellfire des hélicoptères et des bombes laser des Mirages 2000 D ;
• l’armement des drones améliorerait l’efficacité des forces et soulagerait l’aviation, car « l’endurance exceptionnelle du drone MALE lui permet, dans la profondeur d’un théâtre d’opérations, d’attendre le dévoilement des cibles dissimulées et d’observer longuement leur environnement » ;
• l’emport de missiles ou de bombes guidées permettrait ainsi de « réduire la boucle » entre le repérage et la neutralisation, économisant la durée nécessaire à l’arrivée de l’avion ou de l’hélicoptère (durée qui peut être très significative sur un théâtre aussi immense que la bande sahélo-saharienne).
• l’efficacité et la précision du traitement de la cible pourraient être optimisées : « Un drone armé pourrait par exemple « traiter » une cache d’armes au moment où des combattants y accèdent (alors que ceux-ci auraient probablement le temps, s’il fallait attendre l’arrivée d’un avion, de se disperser ou de se déplacer vers une zone densément habitée, rendant toute frappe impossible) » ;
• la frappe aérienne via le drone permettrait « sans conteste » de diminuer de manière très importante le risque de dommages collatéraux, le pilote du drone ayant une idée très claire et directe de l’état du terrain sur lequel il va déclencher son tir ;
• la présence de drones armés en soutien permanent des forces au sol permettrait de les dégager plus rapidement d’une embuscade : le drame de l’embuscade d’Uzbin (3) n’aurait peut-être pas eu lieu si un drone avait appuyé et renseigné les forces au sol. Retour d’une mission d’information à Niamey, le sénateur Cédric Perrin, co-président du groupe de travail qui a accouché de ce rapport, assure avoir « senti l’angoisse des équipages des drones à l’idée qu’ils puissent, faute d’armement, être de simples spectateurs au-dessus d’un théâtre où leurs collègues seraient pris à partie ».
• en dehors de ces cas de frappes « d’opportunité », les drones armés peuvent également être employés pour « surveiller et suivre dans la durée une cible de haute valeur sur un théâtre d’opérations, puis la neutraliser quand les conditions sont réunies » ;
• enfin, il s’agirait de soulager une aviation de combat et des ravitailleurs déjà employés au maximum de leurs capacités. Les « cibles d’opportunité » ou celles n’exigeant qu’une puissance de feu réduite pourraient ainsi être « avantageusement “traitées” par des drones ».
Guerre sans risque
Lire aussi Grégoire Chamayou, « Drone et kamikaze, jeu de miroirs », Le Monde diplomatique, avril 2013.
Les auteurs du rapport sont conscients des réticences manifestées en France sur cette question de l’armement des drones — ces « engins volants sans humains » (UAV), pour reprendre la terminologie américaine. Ils font valoir que la France ne possède que quelques drones MALE (une douzaine à terme) — un faible nombre qui interdit de facto d’opter pour la politique d’utilisation massive des drones armés. Ou encore que l’armée de l’air pilote les drones in situ, sur les zones de conflit (et non à distance, comme les Américains), ce qui relativisait — selon eux — l’idée d’une « guerre sans risques », à l’origine de nombreuses critiques.
Et surtout que les règles d’engagement de ces engins passeraient par les mêmes conditions que pour les autres armes : consentement du pays, légitimation par le Conseil de sécurité des Nations unies, légitime défense, discrimination entre combattants et civils, proportionnalité de la force, utilisation dans le cadre d’un conflit (et non pas « à froid ») etc. — toutes règles qui interdisent clairement les « exécutions extrajudiciaires », condamnées officiellement par la plupart des États, dont la France.
Rappelons que, le 29 mai dernier, une équipe de journalistes du Wall Street Journal
affirmait que des éléments des forces spéciales françaises déployées actuellement près de Mossoul, auraient établi ces dernières semaines une liste d’une vingtaine de djihadistes de nationalité française, et demandé aux forces irakiennes de les « neutraliser » à leur place, pour éviter de tomber eux-mêmes sous le coup de cette condamnation.
Petits arrangements
Cité par Ouest-France, Vincent Nouzille, auteur du livre « Les tueurs de la République » (Fayard, 2015), juge cette information tout à fait crédible, en dépit des démentis officiels, et rappelle que les régimes français éliminent depuis des années des terroristes qui menacent la France, ses ressortissants et ses intérêts. Selon lui, Nicolas Sarkozy « avait décidé d’employer des moyens militaires plus offensifs et plus visibles, notamment les forces spéciales, pour mener des raids lors de prises d’otages et traquer des cibles de haute valeur pour les éliminer. Suivant comme Nicolas Sarkozy les méthodes américaines, François Hollande s’est transformé en chef de guerre clandestine en 2013 au Sahel, donnant des consignes « d’éradication » et des ordres d’exécutions visant plusieurs dizaines de chefs terroristes ».
Aujourd’hui, en Irak-Syrie, le partage de listes d’objectifs entre Américains et Français se pratique couramment : « La répartition se fait au sein de l’état-major au Qatar, en fonction des moyens militaires disponibles », précisait Vincent Nouzille le 20 mai dernier, lors des Rencontres de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), dans l’enceinte de l’École militaire.
« Ces petits arrangements (échanges de renseignements sur les cibles et sous-traitance des frappes) entre amis de la coalition anti-Daech permettent donc de contourner les lois nationales et le droit international humanitaire », écrit Ouest-France. « Et, surtout, de mettre hors d’état de nuire des djihadistes occidentaux à la motivation et aux compétences des plus inquiétantes ».
Prévenir certaines critiques infondées
Mais les auteurs du rapport sénatorial sur les drones mettent surtout en avant une série de « mesures de transparence » qu’il conviendrait de prendre pour « prévenir certaines critiques infondées » et « garantir ainsi tant le soutien de la population du pays utilisateur [de drones armés] que l’efficacité militaire à long terme de cette technologie ».
Dans la pratique, il s’agirait de « trouver un équilibre entre la transparence indispensable (pour ne pas engendrer de la suspicion et des réactions disproportionnées) et le secret (permettant de préserver les intérêts nationaux) ». À charge, pour le ministère de la défense ou l’état-major des armées de :
• communiquer pour expliquer que les éventuelles frappes de drones des armées françaises ont bien lieu en accord avec les règles de droit international applicables, et sont soumis aux mêmes règles d’engagements que les autres moyens employés ;
• éventuellement, communiquer ex-ante sur les normes de ciblage ou ex-post sur les frappes menées au cours de conflits ;
•« en cas d’éventuel dommage collatéral d’ampleur » causé par un drone armé, rendre publics les résultats des investigations menées, « sauf considérations opérationnelles » ;
• discuter avec les partenaires de la France sur d’éventuelles lignes directrices communes pour l’usage des drones ;
• enfin publier des données sur « l’impact et l’efficacité des attaques éventuelles de drones en termes de combattants ennemis neutralisés, d’éventuels dommages collatéraux, et d’effets à long terme dans les pays concernés ».
Évidemment, aujourd’hui, on est assez loin du compte. Les auteurs du rapport sénatorial conviennent d’ailleurs que la question de l’armement des drones français pourrait faire l’objet… d’un débat au Parlement — ce qui serait bien le moins. Et qu’en outre, « il sera probablement nécessaire d’obtenir l’accord de l’administration et du Congrès américains » pour adapter les Reaper français (4).
Good Kill ?
Au cours des débats en commission qui ont suivi la présentation de son rapport, le sénateur Cédric Perrin a évoqué le risque de confusion entre une arme et la manière de s’en servir : « On sait que l’emploi des drones armés au Pakistan, au Yémen ou encore en Somalie a soulevé des questions de légalité internationale. C’est ce que j’appelle le syndrome Good Kill, du nom du film que vous avez peut-être vu. Ce qui a fait débat sous l’administration Obama, c’est l’utilisation de drones en dehors du cadre d’opérations militaires et de conflits armés, sans que le pays concerné ait forcément donné son accord explicite, pour des opérations clandestines de recueil de renseignement et des frappes ciblées ».
Les États-Unis se sont appuyés de manière très extensive sur la notion de légitime défense. Le statut des opérateurs de drones a également fait l’objet de débats. À la suite de ces débats, le président Obama a finalement dû annoncer en avril 2016 quelques mesures de transparence, telles que la publication du nombre de frappes de drones et de victimes, ainsi que celle du cadre juridique des interventions. Quelques mesures ont également été prises par le gouvernement britannique.
Les sénateurs concluent que les drones sont aujourd’hui au cœur de tous les dispositifs opérationnels de la France dans la lutte contre les groupes armés terroristes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, et qu’ils ont « vocation à occuper une place centrale dans toutes les opérations extérieures menées en territoire permissif, étant particulièrement adaptés contre un ennemi non étatique, fugace, qui nécessite une maîtrise aussi complète que possible de la dimension renseignement. »
Armer les drones pour rendre les forces françaises plus réactives et plus efficaces constituerait, selon eux, une étape logique supplémentaire, afin de tirer pleinement parti de leur potentiel. Les sénateurs plaident pour une « montée en puissance » des drones au sein des forces armées françaises, qui requiert aussi une véritable valorisation de la filière « drones » au niveau industriel ; et au niveau politique, une impulsion forte en faveur des filières européenne de drones, qui sont un sujet majeur pour l’Europe de la défense.
Contre-feu
Lire aussi Édouard Pflimlin, « Les Nations unies contre Terminator », Le Monde diplomatique, mars 2017.
Les auteurs du rapport sénatorial ont allumé un dernier contre-feu : ils craignent qu’on confonde les drones armés — gentils, respectueux des lois et règlements, etc. — et les robots ou « systèmes d’armes létaux autonomes », dits « SALA », qui seront la prochaine génération : « Un drone armé n’est pas habité, explique Cédric Perrin, mais il est bel et bien piloté par un humain, qui déclenche manuellement le tir. Parler ici de “déshumanisation” de la guerre n’est donc pas justifié. Quand ils existeront, les systèmes véritablement autonomes poseront certes des problèmes juridiques et éthiques plus complexes, mais nous n’en sommes pas encore là ».
À l’Observatoire des armements, on craint cependant de ne pas en être loin : au rythme des développements technologiques en cours, les « robots automatisés à tuer » pourraient « devenir la norme sur le champ de bataille urbain » à l’horizon 2030, affirme Tony Fortin, dans Damoclès. Ces robots seront « multi-missions », pouvant prendre à la fois en charge le renseignement, le suivi des cibles et le tir sur l’ennemi de façon autonome. Et, dans cette guerre robotisée, le Future Combat Air System (FCAS) franco-britannique pourrait remplacer l’actuel Rafale (5).
Damoclès explique que, déjà, les « mises en réseau » entre les différents véhicules, la base et le satellite — à travers la numérisation du champ de bataille — permettent de produire en temps réel une représentation de l’ennemi : la guerre centrée sur le partage de l’information « aboutit à la désignation des ennemis dans un temps très court ; en cela, elle facilite le recours aux assassinats ciblés… ».
Mais le futur sera plus dangereux encore : « En travaillant à l’avènement de ce robot autonome, la France concourt à faire du monde un champ de bataille où plus personne ne sera en mesure de se sentir en sécurité. Ni les frontières, ni les Conventions de Genève, ni un soulèvement citoyen ne seront en mesure d’arrêter la banalisation de l’assassinat qu’une prolifération de ces robots tueurs provoquera, à la fois dans le cadre civil et militaire, et [d’empêcher] “l’Hiroshima technologique” qu’impliquera leur dérèglement possible » — « Un monde peuplé de Terminator, est-ce le futur que nous voulons ? »