Le Brexit et le foutoire anglais

« Je vous ai compris », a voulu affirmer en substance Theresa May aux députés britanniques qui, le 15 janvier, ont vigoureusement rejeté l’accord sur le Brexit négocié avec l’Union européenne (UE). Lundi 21 janvier, devant une Chambre des communes oscillant entre incrédulité et colère, la première ministre conservatrice a laborieusement tenté de donner des gages d’ouverture alors que l’impasse est totale, que le divorce avec les Vingt-Sept est programmé pour le 30 mars et que la pression monte pour retarder cette échéance et éviter un catastrophique « no deal » (une sortie de l’UE sans accord).  « Après le vote [rejetant son texte], l’approche du gouvernement devait changer et elle a changé, a affirmé Theresa May. J’ai écouté des collègues représentant l’ensemble du Parlement. » Mais ses propos reflétaient sa difficulté persistante à admettre la dure réalité : 118 des 317 députés tories – son propre parti – refusent son « deal » avec Bruxelles. Jeremy Corbyn, le chef du Labour, l’a accusée d’être toujours dans le « déni » de sa défaite.  La chef du gouvernement a attendu la fin de son discours pour sortir de son chapeau la seule mesure concrète qu’il contenait : la suppression de la taxe de 65 livres sterling (75 euros) que devaient acquitter les ressortissants européens pour obtenir le statut de résident, obligatoire pour demeurer au Royaume-Uni après le Brexit.  La mesure n’est pas seulement un signe d’apaisement à l’égard des 3,8 millions d’expatriés concernés ; c’est aussi un message en direction de l’UE et de l’ensemble des partis politiques britanniques qui, de la droite des tories aux Verts, avaient dénoncé le caractère vexatoire du nouveau « droit d’enregistrement ». Devant le tollé, la volte-face était inévitable et ne répond en rien aux inquiétudes des élus sur le « deal » avec Bruxelles.  Theresa May « convoquée » par les députés Pour la première fois, lundi, le rapport de force avec Westminster semble avoir changé : Theresa May, qui a longtemps cherché tous les moyens pour court-circuiter le Parlement, était « convoquée » par les députés pour leur rendre compte des leçons tirées de son échec. En vertu de l’amendement déposé avec succès par le député conservateur europhile Dominic Grieve le 9 janvier, elle était tenue de faire, avant lundi soir, une déclaration et de déposer une motion proposant un « plan B ». Il faudra maintenant attendre le 29 janvier pour que les députés exercent le droit d’amender cette motion. Autrement dit, qu’ils proposent leur version du Brexit.  Les deux principales demandes de ses contempteurs ont été balayées par Theresa May Si la déclaration de Theresa May avait des accents nouveaux d’ouverture et de vague « amende honorable », elle était bien loin de contenir un « plan B ». Les deux principales demandes de ses contempteurs, tories comme travaillistes – exclure un Brexit sans accord (« no deal ») et repousser la date butoir du 29 mars pour le divorce ; et envisager un second référendum – ont été une énième fois balayées, comme contredisant les résultats de la consultation de juin 2016 (51,9 % en faveur du Brexit)a, non susceptibles de réunir une majorité parlementaire, ou « mettant à mal la cohésion sociale ».  Theresa May, si elle n’a pas formellement exclu l’idée de tester les députés sur chacune de ces propositions, les a combattues les unes après les autres. A l’entendre, il ne reste plus qu’une solution : amender l’accord avec Bruxelles de façon à le rendre acceptable par les députés, ce qu’elle a déjà tenté de faire sans succès pendant les fêtes. « Je crois que nous pouvons faire des progrès », a-t-elle assuré.  Theresa May a ainsi promis qu’elle allait chercher avec les députés la manière d’« obtenir le plus fort soutien de la Chambre des communes » sur le « backstop » irlandais. Ce « filet de sécurité » est la clause destinée à garantir l’ouverture de la frontière entre les deux Irlandes en maintenant le Royaume-Uni dans l’union douanière européenne − laquelle perspective focalise l’opposition des députés. Contredisant les rumeurs d’une renégociation de l’accord de paix de 1998 sur l’Irlande, elle a affirmé sa volonté de se rendre à Bruxelles pour « apporter les conclusions de ces discussions » avec les députés, sans suggérer la moindre piste.  « La réalité est que rien n’a changé » Cet immobilisme lui a valu le sarcasme d’Anna Soubry, députée tory pro-européenne : « Avec cette démarche, notre pays est la risée [du monde]. La réalité est que rien n’a changé. » Et l’ancien chef de file du Labour, Ed Miliband, s’est fait remettre à sa place lorsqu’il a demandé à Theresa May si elle accepterait le maintien permanent dans une union douanière – position des travaillistes à laquelle souscrivent certains conservateurs – si les députés l’approuvaient. Intransigeante, la dirigeante refuse de remettre en cause ses « lignes rouges », dont le refus d’une union douanière.  Reste aux députés à avancer, d’ici au 29 janvier, les amendements dont la plupart vont dans le même sens : dessaisir le gouvernement, tester la popularité des différentes options aux Communes et prendre en main le Brexit pour sortir de l’impasse.  En promettant que le Parlement sera « pleinement impliqué » dans la phase suivante des négociations, celles sur le commerce avec l’UE – qui suppose qu’un premier accord soit trouvé -, Theresa May n’a convaincu personne étant donné son peu d’empressement à écouter les élus jusqu’à présent.  A Bruxelles, le vrai-faux « plan B » présenté par la première ministre britannique n’a guère plus enthousiasmé. Selon l’analyse de diplomates interrogés à chaud, la stratégie de Mme May est désormais claire : celle-ci joue la montre, en espérant qu’à l’approche du Brexit théorique, les Vingt-Sept perdront leurs nerfs et finiront par céder sur le « backstop » irlandais.  La tactique est particulièrement risquée : jusqu’à présent, les négociateurs pour l’UE ont toujours répété que les garanties sur la frontière irlandaise contenues dans l’accord de retrait conclu avec Mme May le 25 novembre 2018 ne pouvaient pas être limitées dans le temps. Sinon, elles perdraient leur caractère d’assurance « tous risques ».  Michel Barnier, le « M. Brexit » pour les Vingt-Sept, a de nouveau prévenu, lundi, quelques heures avant la prestation de Mme May à Westminster : « L’accord de retrait dans tous ses aspects, y compris la clause de sauvegarde [backstop], est le meilleur accord possible », a insisté le négociateur français lors d’une interview à la chaîne irlandaise RTE.  La seule partie de l’accord qui peut être renégociée, a ajouté M. Barnier, c’est la déclaration politique d’une vingtaine de pages accompagnant le traité du divorce de novembre, censée esquisser la « relation future » entre le Royaume-Uni et l’UE. « Si le Royaume-Uni veut se montrer plus ambitieux, nous sommes prêts à l’être », a poursuivi l’ancien ministre français des affaires étrangères.  S’ils ne le disent pas publiquement, les Européens seraient toutefois prêts à modifier cette assurance, à revenir à la version qu’ils proposaient à Londres jusqu’en octobre 2018 : seule l’Irlande du Nord s’aligne sur les règles de l’UE. Tandis que dans la version actuellement sur la table, et réclamée par Mme May l’automne 2018, le Royaume-Uni dans son ensemble reste dans une forme d’union douanière avec les Vingt-Sept, le temps qu’un accord de libre-échange soit signé entre Londres et Bruxelles.  Mais pas question d’aller au-delà, de limiter le backstop dans le temps. A fortiori d’y renoncer complètement. A moins, évidemment, que les Britanniques de leur côté abandonnent le projet du Brexit… Plus généralement, les Européens ont jusqu’à présent toujours placé l’intérêt d’un des leurs avant celui d’un Etat tiers. « Irlande first », donc.  Lundi matin, le ministre des affaires étrangères polonais, Jacek Czaputowicz, a certes mis en avant une position divergente, dans les médias polonais et à la BBC, suggérant une limitation du backstop à cinq ans. Mais l’idée a été rejetée dans l’heure par ses homologues irlandais et allemand, soutenus ensuite par Paris.  Des diplomates européens le reconnaissent cependant à demi-mot : jusqu’à présent remarquable, l’unité des Vingt-Sept risque d’être mise à l’épreuve à l’approche de la date théorique du Brexit. Les Pays-Bas et l’Allemagne n’ont, par exemple, aucune envie de risquer un « no deal », jugé catastrophique pour leurs économies et leurs relations futures avec Londres.