Il y a peu, j’ai effectué un voyage de groupe à Dublin où j’ai discuté des législatives à venir avec d’autres participants. Nous anticipions tous une bonne part d’absention et un franc succès pour REM. Mais personne, apparemment, n’imaginait à quel point ! L’absention, tout d’abord, a été tout simplement historique. Un électeur sur deux n’est pas allé voter, soit plus de 50% d’abstention selon les estimations des instituts de sondage ! Il y a différentes manières d’interpréter ce désamour. Certains pensaient que les électeurs ont le sentiment que les jeux sont faits après la présidentielle. Mais selon moi, cette abstention est surtout à mettre en rapport avec l’absention du premier tour de la présidentielle, qui avait atteint 22,23%. Macron, même s’il a été largement élu, l’a été grâce au rejet du Front national, mais pas forcément sur un vote d’adhésion. Cela a pu amplifier ce désintérêt. Mais ce qu’il faut vraiment retenir de cette élection, c’est la déculottée historique de tous les anciens partis. Le Parti socialiste, qui contrôlait la moitié de l’Assemblée sortante, s’est littéralement effondré : il obtient encore moins de sièges que les 57 députés socialistes de la débâcle de 1993 ! Côté LR, ce n’est pas non plus la panacée. La droite espérait priver le nouveau président Macron de majorité, mais est loin d’avoir gagné son pari. Surtout qu’une partie des élus LR et UDI devrait soutenir la majorité présidentielle ! En somme, le président dispose là d’un boulevard pour mener à bien ses réformes, sans grand groupe d’opposition face à lui. Cette OPA parlementaire pourrait toutefois se révéler, à terme, à double tranchant. Avec une opposition réduite à peau de chagrin au sein de l’Hémicycle, le couple exécutif pourrait en effet voir se déplacer le mouvement de contestation dans la rue. On en saura plus lorsque Macron tentera de mettre en oeuvre sa loi travail améliorée. Sinon, j’aimerais dire un mot sur ce voyage de groupe: l’organisation y était vraiment extraordinaire et j’ai passé un excellent séjour ! Retrouvez plus de renseignements sur l’organisateur de ce voyage à Dublin.
Mois : janvier 2018
Le footballer devenu président
Enfant des bidonvilles de Monrovia devenu star planétaire du foot dans les années 1990, George Weah a réalisé le rêve de sa seconde vie en devenant jeudi président du Liberia, pays traumatisé par la guerre civile, qu’il entend réconcilier avec lui-même. A 51 ans, l’ex-attaquant vedette du PSG et du Milan AC a largement remporté le second tour de l’élection présidentielle, avec 61,5% des voix face à son adversaire, le vice-président Joseph Boakai. Seul Africain à avoir remporté le Ballon d’or, en 1995, Weah était largement absent du pays pendant la guerre civile qui a fait quelque 250.000 morts entre 1989 et 2003. Entré en politique à la fin du conflit, il avait été battu au second tour de la présidentielle de 2005 par Ellen Johnson Sirleaf, première femme élue chef d’Etat en Afrique, puis comme candidat à la vice-présidence en 2011. Son parti criera alors en vain à la fraude. Cette fois, alors que son adversaire Joseph Boakai a multiplié les procédures pour dénoncer les « fraudes et irrégularités » ayant selon lui entaché le premier tour, « Mister George » a appelé ses partisans à la patience et au calme. Samedi, il avait effectué une démonstration de force en rassemblant des dizaines de milliers de partisans dans le plus grand stade du pays à Monrovia, affirmant à l’AFP: « Je sais que (Joseph) Boakai ne peut pas me battre. J’ai le peuple avec moi ». Quinze ans après avoir raccroché les crampons, il assure avoir « gagné en expérience » sur le terrain politique et appris de ses échecs. En décembre 2014, il remporte son premier mandat en devenant sénateur, distançant très largement l’un des fils de Mme Sirleaf. « Personne ne devrait avoir peur du changement. Regardez ma vie: je suis passé de footballeur à homme politique », a-t-il lancé pendant la campagne. « Vous pouvez vous aussi être cette personne. Nous sommes pareils », a ajouté l’ex-star du ballon rond, élevé par sa grand-mère à Gibraltar, un bidonville de Monrovia. A ses critiques qui jugent son programme trop vague et pointent son absentéisme au Sénat, il rétorque par son bilan en matière de santé et d’éducation, la proximité qu’il cultive avec la population et des promesses. « Je vais m’assurer que nos hôpitaux soient équipés, que nos médecins et nos infirmières soient formés et qu’ils soient encouragés à travailler ». Weah a choisi comme colistière Jewel Howard-Taylor, l’ex-épouse de l’ancien chef de guerre et président Charles Taylor (1997-2003), une sénatrice respectée. Mais George Weah, tout en affirmant que « tout le monde était l’ami de Charles Taylor », le répète: il n’entretient « pas de contact » avec l’ancien président, condamné en 2012 par la justice internationale à 50 ans de prison pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre en Sierra Leone voisine. Pendant la guerre civile, Weah avait plaidé pour la paix au Liberia, appelant l’ONU à sauver son pays. En rétorsion, des rebelles avaient brûlé sa maison de Monrovia et pris en otage deux de ses cousins.
Johnny et l’irréalité
La mort de Johnny Hallyday a déclenché une vague médiatique à la hauteur des événements les plus dramatiques. Le 6 décembre 2017, les commentaires en boucle coupés par les directs, les témoignages de proches et les micro-trottoirs des fans se succédèrent sans discontinuer sur toutes les ondes : chaînes d’info… en continu, immédiatement suivies par les chaînes d’info générales puis par la presse écrite. Le déluge continua les jours suivants, relancé par un hommage national retransmis en direct et un « dernier voyage » aux Antilles. Les titres étaient à la hauteur de l’évènement : « France en deuil », « France en larmes ». Les commentateurs redoublaient l’unanimité par leurs explications : la France était en deuil parce que le défunt était une « idole », voire un « héros », etc. On se sentait ainsi un peu seul si l’on ne ressentait aucune tristesse. Était-on même tout à fait français ? Dès le premier jour de ce deuil médiatique, les solitaires découvraient pourtant qu’ils l’étaient moins lorsque, rencontrant des amis, ils partageaient agacement et ironie. Il est probable que ces dissidents étaient socialement proches mais, à l’inverse, les endeuillés n’étaient-ils pas surtout membres du showbiz et les fans plutôt des septuagénaires des milieux populaires ? En tout cas, il n’y avait nulle unanimité.
Lire aussi , « Les médias reflètent-ils la réalité du monde ? », Le Monde diplomatique, août 1999.
Comment ce déferlement unanimiste avait-il pu se développer contre la vérité et la raison ? Encore une fois, on se trompait d’objet en croyant que l’information enregistre simplement l’importance des événements et parle forcément des choses qu’elle désigne. Les médias étaient bien en peine de voir qu’ils fabriquaient eux-mêmes cette unanimité d’images et de papier. Était-ce encore de l’information que ces images et commentaires diffusés pendant une semaine, jusqu’à la tombe antillaise ? En attendant les suites du récit funèbre où, « avec du recul », viendront les documentaires sur la carrière du chanteur et les confidences des intimes. Les médias se sont comportés comme des entreprises de mobilisation. Un rôle habituel mais dénié.
L’industrie de l’irréalité
Dans les dystopies les plus classiques, l’ordre totalitaire est notamment assuré par la propagande. Dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, la mise en condition totalitaire s’impose par la profusion de l’information et précisément par celle des images diffusées par les murs écrans tandis que, dans 1984 de George Orwell, Big Brother règne par le contrôle strict d’une information unique. George Orwell était sans doute plus réaliste au regard des régimes totalitaires qui avaient occupé le XXe siècle, Aldous Huxley plus prophétique en anticipant l’ère télévisuelle et numérique de l’inflation des canaux et des messages. Le traitement médiatique de la mort de Johnny Hallyday a donné une version hybride de cette tutelle en associant une multiplicité des médiateurs et une uniformité du message. Tous ces médias, chaînes de télévision ou de radio, et même la presse écrite, moyennant quelques variations, titraient sur la mort de Johnny — seul le quotidien La Croix titrait sur l’annonce du déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem par Donald Trump. La communion avec autrui, le bien par excellence disait Emile Durkheim, tel fut le spectacle que donnèrent les médias, quitte à mépriser tout le monde, les spectateurs sommés de clamer leur amour ou rejetés dans le néant. Il fallut attendre plusieurs jours pour entendre quelques voix dissonantes.
Lire aussi , « Des chaînes « tout info » bien peu dérangeantes », Le Monde diplomatique, juin 2007.
George Orwell et Aldous Huxley n’avaient pas fait l’autopsie du régime de conditionnement supposant implicitement qu’il fallait chercher du côté du pouvoir politique totalitaire, une puissante administration tirant les ficelles de la soumission. À commencer par celle des producteurs d’information. Rien de tel ici. Il faut donc expliquer comment les médias ont mis en musique une partition du deuil unanime, sans poste de commandement, en quelque sorte spontanément. Si l’on en croit les justifications professionnelles, la hiérarchie de l’information serait déterminée par l’importance de l’évènement. Tant pis si cet objectivisme de l’information ne résiste pas aux épreuves les plus simples. Rien de plus solide qu’une idéologie professionnelle que les professionnels démentent volontiers en privé mais qui est commode pour se préserver. Comment les médias ont-ils pu être si unanimes face à un événement dont beaucoup de journalistes auraient convenu qu’à titre personnel, ils s’en fichaient ? Cette forme de coordination se trame dans les salles de rédaction où les uns et les autres réagissent selon ce que disent et montrent les uns et les autres. Il faut voir les murs d’écrans diffusant les images de la concurrence dans les studios de télévision et les exemplaires de journaux dans les bureaux des radios et de la presse écrite pour comprendre cette situation d’interdépendance tactique élargie (Thomas Schelling) où la vision que se font les uns dépend non seulement de la vision des autres mais de ce qu’on croit être la vision de l’autre. Et inversement. Contre tout le bon sens libéral du pluralisme de l’information, il faut alors expliquer comment l’information peut être d’autant plus uniforme que se multiplient les moyens de communication.
On n’a même pas entendu les critiques les plus banales de l’instrumentalisation des médias par les pouvoirs politiques et de l’aveuglement de journalistes ne sachant pas ce qu’ils font. En l’occurrence, les journalistes ne sont pas des instruments du pouvoir, ils en sont des acteurs. Et s’ils ne sont pas plus conscients que d’autres de ce qu’ils font, ils ne sont donc pas, ou pas complètement, des « idiots utiles ». Les relations interpersonnelles les associent aux dirigeants politiques qu’ils fréquentent, tutoient et parfois épousent mais par leur action au cœur des mécanismes de pouvoir. Pas seulement un personnel auxiliaire mais un personnel informel de l’État. Et si on reproche parfois la pusillanimité des interviews aux politiques, est-ce parce qu’ils obéissent ou parce qu’ils sont d’accord ? D’accord sur les façons de concevoir la politique et d’ailleurs déjà largement familiers d’un milieu d’interconnaissance. Ce nouveau clergé séculier organise les grandes célébrations d’État comme l’ont été les cérémonies en hommage à Jean d’Ormesson et à Johnny Hallyday. D’autant plus qu’ils ont accédé eux-mêmes à la célébrité comme c’est de plus en plus le cas pour une frange supérieure de la profession. Notamment dans la presse télévisuelle où la quasi ubiquité de certains visages vaut une renommée quasi automatique. L’attraction de la profession pour les jeunes candidats aux écoles de journalisme participe aussi à la quête de cette réussite particulière qu’est la notoriété. La télévision est devenue rapidement cette machine à la produire pour ses propres acteurs autant que pour les politiques, les gens de spectacle et quelques autres. « L’industrie de l’irréalité » a gagné en… réalité. Elle l’est aujourd’hui surtout pour ses personnels qui occupent de plus en plus l’espace médiatique, avec des journalistes invitant des confrères, et réciproquement, et d’autres personnalités du showbiz, du sport et de la politique qui font le tour des studios, en mettant même en scène des querelles intestines.
Lire aussi , « Aux dîners du Siècle, l’élite du pouvoir se restaure », Le Monde diplomatique, février 2011.
Cette promotion collective d’une profession dans la hiérarchie sociale se mesure à la place des journalistes en d’autres arènes comme les cercles de puissants : ainsi les diners du Siècle comprenaient 17 journalistes sur 100 membres. De même, la réussite de quelques-uns amène les subordonnés à s’identifier à leur patron, quitte à espérer leur succéder, comme en politique — avec les assistants qui se présentent par leur proximité moins à une émission qu’à son animateur ou producteur inévitablement connu. C’est cette notoriété qui constitue le lien, le crédit, bref ce qui permet la coordination sociale.
Parler d’un clergé séculier n’est pas métaphorique seulement par la fonction d’officiant — ceux qui officient aux cérémonies ordinaires (interviews, invitations) ou exceptionnelles (obsèques) — si on considère que cette économie de la domination fondée sur la célébrité rapproche d’un néo-protestantisme qu’on pourrait dire laïc, car la transcendance n’est pas située dans un dieu identifiable mais suggère une providence indéfinie. Comme le protestantisme et spécialement Calvin avaient rendu un grand service à la bourgeoisie capitaliste en faisant de la réussite matérielle le signe de la grâce divine et l’avait ainsi désinhibée des soupçons chrétiens pesant sur l’argent et le profit, l’économie de la célébrité soude ses bénéficiaires par cet entre-soi où chacun bénéficie du réconfort des autres célébrités rassemblées dans une communauté d’élus. En même temps, la célébrité comme forme de la réussite sociale, signifiée par un nom, opère selon les schèmes de l’individualisme puisqu’il s’agit de la forme la plus personnalisée de la réussite, celle où la célébrité parachève le triomphe de l’individu.
La doxocratie
Comme d’habitude fascinés par l’apparence, en dissertant sur les idoles et les héros, les commentateurs n’ont pas vu que Johnny n’y était pour rien. Il n’y eut guère d’exception sinon pour dénoncer ou bouder. Un peu de temps après, quand même et au titre de la célébrité. Les politiciens furent assurément les plus gênés même s’ils ne partageaient pas les mêmes raisons : il ne fallait pas braquer d’éventuels électeurs. Certains n’évitèrent pas le ridicule en comparant le défunt à Victor Hugo ou à la tour Eiffel. Plus rares furent ceux qui tentèrent de comprendre en s’emparant de l’entreprise de la campagne de presse comme d’un révélateur. Ainsi Régis Debray qui, en retrouvant des souvenirs de vieux marxiste, lisait une configuration de classes où les élites composites rassemblées par la notoriété fondent leur domination sur les classes culturellement les plus modestes. Une « oligarchie populiste » résumait-il non sans quelque pertinence. Oligarchie ? Le terme n’a cependant guère d’autre vertu que de démentir un démocratisme naïf tant tous les régimes politiques sont sociologiquement plus ou moins oligarchiques. Bien des choses changent cependant selon qu’il s’agit d’oligarchie autoritaire ou d’oligarchie pluraliste. Sans que cela interdise de s’interroger sur les apparences. Quant à « populiste », l’emploi est plus flou tant la destination d’une stratégie ne suffit pas à résumer un ordre politique. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette stratégie en interdise d’autres selon les circonstances. Et si cette stratégie « populiste » caractérise bien le travail de domination, encore faut-il qu’elle soit efficace et que les dominés soient bien dominés. Derrière le spectacle de douleur unanime donné par les médias, combien de fans endeuillés, de badauds curieux et d’indifférents absents ? Sans oublier qu’on peut endosser les personnages successivement ou simultanément. Assaillie par les messages de condoléances de ses amis, une fan du chanteur réagissait avec un bon sens que d’aucuns jugeraient « populaire » : « Faut pas exagérer, ce n’est tout de même pas mon père ou ma mère qui vient de mourir ». On pourra discuter sur le nom à donner à cet ordre politique nouveau.
Il faut alors regarder du côté des maîtres apparents du jeu, les détenteurs du pouvoir. On comprend aisément que des dirigeants politiques s’emparent des occasions de popularité, s’approchent intimement des personnages publics censés leur donner accès aux bénéfices de leur propre popularité, journalistes et membres du showbiz. Tout cet univers est caricaturé par une mesure annuelle de popularité dont le classement mêle acteurs, chanteurs, journalistes et politiques. Cette année encore, le premier fut un chanteur retraité depuis quinze ans qui a demandé qu’on lui fiche la paix. Cette galéjade, à elle seule une démonstration, n’en est pas moins commentée, sans rire, par la plupart des médias. Il est des indices plus sérieux de cette confusion entre le réel et l’irréel, ils se sont multipliés depuis qu’un acteur de cinéma (Ronald Reagan) est devenu Président des États Unis, avant qu’un autre le devienne à son tour grâce à une fortune bâtie sur la notoriété (Donald Trump). Il ne faut pas omettre les alliances matrimoniales qui amènent des dirigeants politiques à épouser des actrices ou des mannequins. Autant que d’une hypergamie traditionnelle et toujours actuelle où les puissants — des hommes forcément — épousaient des femmes d’un milieu plus modeste mais belles, elle relève d’une endogamie où l’on partage le même milieu, les mêmes situations et donc les mêmes relations. La rubrique matrimoniale mondaine a élargi l’espace de la pipolisation au-delà du cercle des aristocraties et du showbiz au monde politique et, longtemps cantonné aux cérémonies privées, a débordé les frontières des manifestations publiques, réceptions officielles ou hommages funèbres.
De là à se rendre à deux cérémonies d’hommage funèbre à la suite, comme l’a fait le président de la République, il n’y a pas qu’un calcul intuitif sur l’exploitation émotionnelle d’un deuil mais aussi les sondages qui ont mesuré en quasi instantané l’émotion suscitée par ces deux morts dans le public. Dans le public ? Du moins dans ces échantillons de sondés semi-professionnels qui sont régulièrement appelés à donner leur opinion. Difficile d’imaginer qu’ils ne se déclarent pas émus par le décès d’un vieux monsieur au yeux bleus et par celui d’un chanteur populaire dont l’information rapportait la lente agonie. Nous n’aurons pas droit à ces sondages confidentiels rangés dans les archives du Service d’information gouvernemental pour y dormir à l’abri de toute investigation. Les commanditaires s’y fient-ils ? Il est difficile de le croire, et pourtant… La crédulité des politiques est d’autant plus encouragée que la cote de popularité du Président de la république a accusé une hausse forte et inédite. Elle fut immédiatement attribuée à un « effet Johnny ». Peu importe que l’émotion soit initialement réelle ou pas, elle le devient sous l’effet des médias qui la mettent en scène et recrutent des agents d’émotion ponctuels parmi des gens sincères, amis et fans. Peu importe même qu’elle soit durable ou brève. Elle sera entretenue en attendant une autre occasion. Dans le cas de Johnny, la France éplorée le demeure sur les ondes sans faillir. Inventant un peuple de fans inconsolables. En l’occurrence, il est probable que ces fans resteront très minoritaires. Ainsi va ce régime que l’on pourrait appeler doxocratie puisqu’il fonctionne par la fabrication de l’opinion.
Un étrange silence
Pourquoi cette combinaison sociale, cette formule de domination est-elle anti-démocratique ? On se limitera ici à une dimension particulière d’une menace générale sur le pluralisme de idées et des élites. La vague unanimiste opère comme un contrôle social redoutable. Les voix dissonantes sont dissuadées par la vague médiatique qui incite plutôt au silence tant elle paraît inexorable parce qu’elle est immense et ramène les individus à des entités négligeables mais aussi parce qu’elle est décourageante de grégarité. Pour ne pas dire de bêtise. Le mot est lâché. Comment peut-on émettre un point de vue critique qui semble englober tant de gens — même en prenant des précautions et soutenir un raisonnement aux antipodes des émotions brutes sans être déjà coupable de morgue et d’arrogance ? Sur les réseaux sociaux, piloris et potences seront dressés. Aucune précaution ne saurait y suffire. Cela n’est évidemment que métaphore et ne comporte aucun danger réel, c’est-à-dire physique. La prévisibilité n’en souffle pas moins la question : à quoi bon ?
Lire aussi , « Critique des médias, une histoire impétueuse », Le Monde diplomatique, avril 2016.
Critiquer les dirigeants politiques, rien de plus facile en démocratie parlementaire. En principe. Et il est vrai qu’ils ont droit à des volées de critiques, parfois injustes. Critiquer les médias est une activité banale mais difficile dans les médias eux-mêmes. Critiquer les journalistes est encore plus ardu, même si tous les journalistes ne sont pas également concernés. Dans une profession qui se sent souvent critiquée, voire mal aimée, les nerfs sont à fleur de peau et les réactions souvent corporatistes. Critiquer les personnages du showbiz est d’autant plus difficile que leur statut de saltimbanque semble les mettre à l’abri puisqu’ils jouent des rôles ou chantent, avec talent ou non. Privilège d’artistes. Et s’ils s’expriment politiquement, s’ils ont des amitiés politiques, comment leur dénierait-on les droits communs des citoyens ? Ces relations se multiplient-elles, s’intensifient-elles jusqu’aux mariages et autres relations d’intimité amoureuse, familiale ou amicale qu’elles sont protégées par le statut de la vie privée, même si la presse people en fait ses colonnes et les conversations mondaines ses rumeurs. Enfin, objecte-t-on, si cela fait les unes c’est bien parce que le peuple apprécie. Ce présupposé a d’ailleurs organisé la coordination de la célébration funèbre. Et si les foules adorent, comment les en priver ? Et quel cuistre se permettrait-il de mettre en cause le mauvais goût des gens simples ? Des vaniteux forcément. Et si, conscients de la difficulté et malgré tout soucieux de porter le regard critique, ils redoublent de rigueur argumentative, de références, ils se dévoileront. Des intellectuels forcément. Ainsi, sentant les vents mauvais, les critiques, les esprits chagrins et les misanthropes se taisent. À quoi bon ? se disent-ils. Moins par crainte des insultes que par lucidité sur l’avenir. Les répliques de la vague médiatique perdurent, à en juger par l’apparition régulière de Johnny sur les écrans et des révélations décalées dans le temps ; l’industrie de l’irréalité a un avenir radieux. À la vitesse où les célébrités meurent, il y aura bien des hommages funèbres à concélébrer.
L’Intifada de 1987, trente ans de présent
« Vous n’avez pas le droit de mépriser le présent. »(Baudelaire)
Le passé est vivant. Il vit en nous. Non pas parce que nous en sommes le résultat effectif, mais bien plutôt parce que nous l’interpellons pour vivre aujourd’hui, et croire en demain. Cela n’a peut-être jamais été aussi vrai que dans le cas de la révolte populaire palestinienne déclenchée le 9 décembre 1987 et dont le nom — Intifada (« soulèvement », en arabe) — est entré dans l’histoire comme dans les dictionnaires.
Jamais cette Intifada n’a été aussi vivante qu’aujourd’hui, au moment où l’on célèbre son trentième anniversaire. C’est le sentiment qui ressort, en tout cas, du colloque intitulé « L’Intifada de 1987, histoire et mémoire », organisé par l’Institut d’études palestiniennes du 24 au 30 novembre dernier, en collaboration avec le centre culturel et artistique Dar Al-Nimer. Se jouant des frontières, il s’est tenu dans trois villes, trois agoras, à la fois : Birzeit (Ramallah), Gaza et Beyrouth.
« Al tarikh mazal hayy » (« le passé est toujours vivant »), pouvait-on entendre répéter, encore et encore, comme une incantation.
Parmi les questions principales abordées au cours du colloque et des discussions afférentes figuraient les problématiques essentielles du métier d’historien, plus précisément les paramètres temporaux et spatiaux qui permettent de dégager le sens de l’« événement » — ici, une rébellion née du refus d’une occupation militaire et de l’abduction d’un territoire. Mais d’autres acteurs entrent également en jeu : le militant politique, notamment, ou l’artiste engagé, à l’image des intervenants de la session « Intifada et culture », qui ont réfléchi aux thématiques telles que « L’Intifada comme événement artistique » ou « Le dilemme de la scène finale dans un film sur l’Intifada ».
Quand l’Intifada commença-t-elle exactement, et quand se termina-t-elle ? Était-ce une révolte spontanée ou une insurrection planifiée ? En quels lieux se déroula-t-elle ? Quels rôles jouèrent l’« intérieur » (les territoires occupés) et l’« extérieur » (l’Organisation de libération de la Palestine, basée à l’époque à Tunis) ? Et quid de l’« intérieur de l’intérieur » (« Dakhil Al-Dakhil », selon la formule de l’avocat Mohammed Miari), c’est-à-dire les Palestiniens d’Israël (dits « de l’intérieur ») ? Sans oublier l’« extérieur de l’extérieur » (les réfugiés et la diaspora), comme l’ont fait remarquer plusieurs intervenants du volet beyrouthin du colloque, rappelant que les communautés de Palestiniens en exil ne pouvaient se confondre avec les dirigeants politiques et leurs décisions…
Peut-on comprendre la stratégie populaire et non armée de l’Intifada de 1987 en faisant abstraction de la lutte armée et de la guérilla menée par les fedayins dans les années 1960 et 1970 ? Comment saisir cette insurrection dans sa spécificité, sans la séparer du vaste mouvement de résistance contre la colonisation qui dure depuis cent ans ?
Dès les premières discussions, la question du nom et de l’événement a été mise en avant : pourquoi parler de « première Intifada », alors qu’il y a eu par le passé de nombreux soulèvements de masse en Palestine, celui de 1987 s’inscrivant, à sa façon particulière, dans la continuité d’un mouvement irréductible de résistance au colonialisme ? Il vaudrait mieux, comme l’ont suggéré certains, parler de « grande Intifada populaire », en écho, notamment, à la « grande révolte » de 1936, ancrée dans la mémoire collective palestinienne (1). Et si ce n’était pas la première, ce ne sera certainement pas la dernière, ni même l’avant-dernière… Car, sans l’ombre d’un doute, bien que les questions abordées lors de ce colloque étaient souvent des questions d’historiens, elles parlaient d’abord du présent, et elles se conjuguaient surtout au futur. Questions d’historiens, donc, mais pas d’antiquaires.
Prendre l’année 1987 pour point de départ constituerait ainsi un déni des multiples luttes qui ont été conduites par les Palestiniens au cours des décennies précédentes, et cautionnerait le discours — désormais hégémonique — sur la logique des « négociations de paix ». Surestimer le poids de l’« intérieur » serait aussi une forme de dénégation du rôle, souvent primordial, qu’ont joué les réfugiés et la diaspora dans la geste palestinienne.
L’une des choses les plus frappantes au cours de ce symposium fut l’entente générale — malgré certaines dissensions, et parfois quelques accrochages — qui régnait entre les différents représentants ou sympathisants des partis politiques palestiniens. Islamistes, nationalistes, socialistes et indépendants se sont tous accordés sur les enjeux cruciaux auxquels doivent faire face les Palestiniens et sur le modèle que constitue l’Intifada de 1987, qui peut être vue comme une métonymie de la révolte. Le signe, sans doute, de la situation d’urgence dans laquelle se trouve le peuple palestinien, mais peut-être aussi le présage d’une nouvelle ère qui s’ouvre.
En détournant le mot célèbre de Nietzsche sur l’art et la réalité, nous pourrions dire qu’en Palestine (et ailleurs), « nous avons besoin de l’histoire pour ne pas périr du présent. »
Macron décodeur-en-chef
« Alors les Décodeurs se réveillèrent, et ils virent qu’ils avaient l’air con… »Lamentations, chapitre 2, verset 2 (révisé)
Par un effet de retour, que deux innocents grecs, Jocaste et Laïos, avaient bien expérimenté en leur temps, voilà donc les Décodeurs victimes du tragique destin qu’ils ont eux-mêmes consciencieusement œuvré à mettre en branle. L’histoire commence comme la charge de la brigade légère (ou lourde ?). La vérité est en danger, elle appelle à la rescousse. Mais qui pour lui venir en aide ? Qui sinon des vocations pures ? La presse libre et indépendante, la presse démocratique. Elle vole au secours.
On en était là de l’épopée, les Décodeurs assuraient la maintenance de la vérité en régime de croisière, bref les choses allaient gentiment leur train, quand plus sérieux qu’eux arrive leur indiquer d’autres manières : la distribution des gommettes faisant un peu léger, on y mettra maintenant les moyens de l’État.
Et voilà comment on se retrouve avec un projet de loi sur les fake news (1).
Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour apercevoir dès le départ que tout s’était mis de travers dans cette histoire, et poursuivrait de même. Il fallait d’abord que la presse de service s’abuse considérablement quant à son propre crédit dans la population pour s’imaginer en rempart de correction, elle dont la mission d’intoxiquer n’est même plus vécue comme une mission tant elle est devenue une nature seconde. Il fallait ensuite ne pas craindre les balles perdues du fusil à tirer dans les coins, les médias rectificateurs, à défaut d’avoir songé à se blinder le fondement, étant voués à se retrouver eux-mêmes rectifiés par derrière, c’est-à-dire systématiquement interrogés pour leur substantielle contribution au faux général de l’époque. Ce qu’un minimum de décence réflexive – ou de régulation du ridicule – a manqué à produire : un réveil, il se pourrait que la loi anti fake news de Macron y parvienne, mais trop tard et avec quelques effets rétroactifs pénibles. En tout cas, et c’est le moins qu’on puisse dire, l’annonce n’a pas fait pousser des cris de triomphe dans les rédactions, même les plus en pointe dans la croisade du vrai – où, pour la première fois, on perçoit comme un léger sentiment d’alarme. On aurait pu imaginer une sorte d’exultation à la reconnaissance suprême du bien-fondé de la cause. L’ambiance est plutôt à une vague intuition du péril. De fait, le pas de trop est celui qui jette d’un coup une lumière un peu blafarde sur tout l’édifice.
Égoutiers de l’Internet ?
Car il devient de plus en plus difficile de se déclarer soldat de la vérité. L’enrôlement plus ou moins crapoteux au service du grand capital numérique n’était déjà pas bien glorieux – on ne s’était d’ailleurs pas trop précipité pour faire la publicité de ces collaborations. On apprend en effet depuis peu que bon nombre de rédactions touchent de Google et Facebook pour mettre à disposition des équipes de journalistes-rectificateurs aidant à purger les tuyaux. Il faut vraiment que l’argent manque pour accepter ainsi de se transformer en égoutiers de l’Internet pour le compte des Compagnies des Eaux qui prospèrent en surface. Bien sûr ça n’est pas de cette manière qu’on présente les choses, cependant même ré-enjolivée en cause commune de la vérité démocratique, l’association normalisatrice avec les grossiums de la donnée produit déjà un effet bizarre.
Il faut sans doute être un Décodeur, ou en l’occurrence un Désintoxicateur (Libération), pour se promener dans cet environnement en toute innocence, et même casser le morceau avec une parfaite candeur : « Nous, par exemple, on travaille pour Facebook, comme un certain nombre de médias en France travaillent pour Facebook et rémunérés par Facebook pour faire le ménage dans les contenus qui circulent », déclare Cédric Mathiot avec une complète absence de malice (2) – on voit très bien Hubert Beuve-Méry ou Sartre envisageant de « faire le ménage dans les contenus » en compagnie d’IBM ou de (la nommée avec préscience) Control Data Corporation.
On voudrait donc éclairer l’égoutier heureux sur les commanditaires pour qui il pousse le balai : Google News par exemple a considéré récemment qu’un site comme le World Socialist Website (WSW) méritait d’être évacué comme de la déjection ordinaire. C’est que Chris Hedges y a donné un entretien avertissant des risques de censure par Google – qui n’a pas plu à Google. Le malheureux Hedges a donc aussitôt disparu des référencements par Google News. Quant au WSW, il a vu sa fréquentation acheminée par Google chuter de 74 %. Comme le nettoyage est général, treize des principaux sites de gauche étatsuniens dégringolent de 55 % (3). À Libération donc, pour le compte de Facebook, ou de qui voudra (paiera), et au nom de la vérité, les Désintoxicateurs « font le ménage » – des mots parfaitement choisis pour signifier une tonique promesse de démocratie.
Lire aussi , « Censure et chaussettes roses », Le Monde diplomatique, janvier 2018.
C’est toujours le même étonnement, éternellement renouvelé, que d’entendre un Décodeur ou assimilé prendre la parole pour livrer sa philosophie du métier, à chaque fois la même confirmation performative du naufrage de pensée en quoi consistent les idées mêmes de fake news ou de post-vérité. Plus qu’un étonnement en fait, une sorte de vertige : le Désintoxicateur ne voit même pas le problème. On notera à sa décharge que ses employeurs semblent ne pas l’avoir vu davantage. À moins que leur situation de trésorerie les ait dissuadés de le regarder trop longtemps. Mais alors pourquoi, en si bon chemin, se mettre à toussoter au moment de recevoir les consécrations de la loi ? Un rude objecteur remarquerait qu’à l’inverse de Google et Facebook, la loi, elle, ne paye pas. Ne restent que les incommodités de la compromission – rachetés par rien. Ça n’est pas faux.
… ou attachés de bureau au ministère de l’intérieur ?
C’est même si vrai que, jusque dans les directions de médias les plus fanatiques, on pressent confusément la mauvaise affaire symbolique de se retrouver trop visiblement absorbées dans le processus en cours de fusion organique des puissances : capital, État, médias. Les distinctions institutionnelles purement nominales – « les entreprises », « les médias », « le gouvernement » –, devenues entièrement factices, feuilles de vigne recouvrant une indifférenciation déjà perceptible de tous, n’en étaient que plus dramatiquement précieuses, précisément parce que c’est tout ce qu’il reste : des noms usités, pour travestir le réel, au travers desquels on commence quand même à voir a giorno, mais vitaux pour tenter de préserver les derniers semblants. Libération passe la loque pour Facebook, c’est déjà un peu lourd – si c’est rémunérateur. Mais couler cet attelage dans un ministère de l’intérieur étendu, ça va devenir trop – et finir par se voir.
Car voilà toute l’affaire : c’est qu’à un processus de fusion externe, en répond un autre, interne – à l’appareil d’État. Et les deux entrent en coalescence pour produire un résultat tout à fait inédit. Le processus interne est celui qui voit la différenciation fonctionnelle de l’appareil d’État s’effacer tendanciellement pour le menacer de s’effondrer en un double ministère sec – dont un gigantesque ministère de l’intérieur. De quoi en effet l’État s’occupe-t-il essentiellement désormais ? De deux choses : le service du capital, et le contrôle des populations. Les inégalités en fusée et l’État social conduit au délabrement par paupérisation délibérée du côté du Ministère des amis, il ne reste forcément plus que des solutions de « maintien de l’ordre » du côté du Ministère des inconvénients. De ce côté-là, la fusion justice-police est déjà bien avancée – il suffit de se repasser les exploits des procureurs, de leurs réquisition, de leurs appels, depuis l’affaire Adama Traoré jusqu’à celle du quai de Valmy, et chaque fois qu’il s’agit de prendre le parti de la police ou d’avoir affaire à quelque forme de contestation. Comme il se doit, l’ensemble coercitif est parachevé par l’état d’urgence qui, converti en droit ordinaire, offre les moyens d’une toute nouvelle politique de « prévention » : surveiller les opposants politiques, si besoin est frapper ou intimider les éléments un peu remuants.
Lire aussi , « La loi des suspects », Le Monde diplomatique, juillet 2017.
La prévention remonte maintenant d’un cran quand elle envisage de surveiller non pas des agités déclarés, mais la circulation des idées qui pourraient en conduire d’autres à l’agitation. C’est en ce point précis que les deux processus de fusion, interne et externe, se rencontrent, au moment où les médias se retrouvent intégrés dans la grande division du travail de surveillance, et comme délégataires d’une nouvelle mission de maintien de l’ordre – de l’ordre des esprits. Mais sans avoir rien demandé, et en se trouvant un peu embarrassés, forcément, de cette attribution de fait, sinon de droit. C’est que l’image de soi en défenseur de la liberté en prend un vieux coup de se voir « rouage externe » du grand ministère de l’intérieur, par ailleurs en train de réduire à lui une bonne moitié de la structure gouvernementale.
Si elle est oxymorique, l’idée de « rouage externe » dit pourtant bien ce qu’il y a à dire : l’effacement des frontières institutionnelles et l’intégration progressive de tous les pouvoirs dans un complexe unique. L’absorption complète des médias dans le capital est déjà une évidence quand dix milliardaires contrôlent 90 % de la diffusion des quotidiens nationaux (4). Mais leur satellisation par un appareil étatique de contrôle de l’information vraie fait partie de ces variations de degré qui menacent d’une modification qualitative de la perception.
Médias français : qui possède quoi
Voilà donc le tragique destin. Les médias ont cru se sauver de la misère et de la déconsidération en jouant comme dernière cartouche la croisade contre les fake news. Mais plus puissant et plus opportuniste qu’eux vient ramasser la mise et s’établir comme le Parrain de la vérité – en les vassalisant de fait. Ça n’est pas que les médias n’aient pas déjà largement pris le pli de la vassalité : quand Le Monde ou L’Obs se retrouvent dans la main de Xavier Niel qui ne cache rien de son idée générale de la presse – « quand des journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix » (5) –, quand Libération ou L’Express se voient en équivalent numérique de l’ancien radio-réveil offert avec un abonnement, en l’occurrence à un fournisseur d’accès, on ne se sent pas exactement fouetté par le grand vent de la liberté.
Mais, signe des temps, si, nécessité faisant loi, l’on s’est très bien accommodé du dernier degré de vassalisation économique, on continue de faire des mines au moment d’entrer dans l’orbite de l’État. C’est qu’on tentait de survivre en trayant la rente morale offerte par des Erdoğan, Orban, Poutine et des Kim Jong variés. L’exercice de la posture va devenir plus difficile dans ces conditions où soi-même on consulte au ministère. On était Samuel Laurent ou Cédric Mathiot quand même, c’est-à-dire pas n’importe quoi, et voilà qu’on se réveille comme chef de bureau à la sous-direction de la vérité au ministère de l’intérieur. Technicien de surface chez Facebook à la rigueur, mais cadre B de la fonction publique, non !
La vérité de « la vérité »
Ça n’est pas tant, ici, que le changement de degré produise le changement de nature, mais qu’il le révèle – car il était acquis depuis un certain temps déjà. En réalité la perception commençait d’être acquise elle aussi, mais il est indéniable que le patronage étatique dans la certification de la vérité lui fait connaître un fameux progrès. Et, coïncidence malheureuse, en venant miner la stratégie résiduelle même que déployaient les médias pour planquer la merde au chat : quand on croule sous le poids de ses propres manquements, qu’on est sous le feu de la critique, et qu’on n’a aucune intention de rien changer, il reste toujours la possibilité de reprendre l’initiative en inventant des croisades subalternes : le complotisme et les fake news.
Choix terriblement mal inspirés en fait puisqu’ils étaient l’un comme l’autre susceptibles de se retourner en incrimination des incriminateurs. L’obsession du complotisme en dit au moins aussi long sur l’existence réelle de délires conspirationnistes que sur un certain tour d’esprit propre aux hommes de pouvoir qui vivent objectivement dans l’élément du complot, et dont les journalistes, quoique demi-sels d’antichambre, ont fini par s’imprégner à force de proximité. Si bien que la chasse aux complotistes a tout d’une manifestation de mauvaise conscience projective (6) – mais évidemment parfaitement méconnue comme telle (voir aussi l’encadré ci-dessous).
Le cas de la fake news est plus désespérant encore. Il y a d’abord l’indigence intrinsèque de la notion, révélée par ses philosophes mêmes : « fake news », nous avertit Cédric Mathiot, « a un sens très particulier » – qui justifie donc l’intervention d’intellectuels spécifiques – : il s’agit d’« une véritable volonté de tromperie, (d’)une information fausse, fabriquée à dessein pour tromper ». L’idée, d’une nouveauté littéralement terrassante, méritait bien de recevoir son concept à part entière, et surtout d’être dite en anglais. Car on n’avait jamais rien vu de tel – même pas en français. « Un sens très particulier » donc. Pour commencer.
Mais si c’était là le seul problème de la fake news… Hélas son inconvénient principal est ailleurs : là encore, dans sa traîtresse réversibilité. Car évoquer la propagation de fausses nouvelles fait immanquablement revenir en mémoire l’édifiant bilan de la presse officielle en cette matière, depuis ce qu’Acrimed appelle assez justement le journalisme de préfecture (7) jusqu’à la préparation du terrain pour des guerres à morts par milliers (8) (mais le compte Twitter de BHL ne risque rien). De même, donc, que pour le complotisme de l’anticomplotisme, la chasse à la fake news est la mauvaise conscience renversée de la fake news institutionnelle. Reproduisant par-là le système général des autorisations différentielles propre aux inégalités sociales, système par lequel le même acte est jugé différemment selon la position sociale des commettants, la dénonciation de la fake news des gueux a pour objet de faire oublier la fake news des puissants (ou des bons puissants contre les mauvais), la fake news protégée par les habitudes de la respectabilité et les tolérances de l’entre-soi.
Mais elle vise plus encore à substituer sa question secondaire à une question principale, par le projet de réorganiser tout le débat sur les médias autour du problème somme toute inepte de la « vérité » – car il est inepte une fois qu’on a accordé cette trivialité que tout commence avec l’établissement correct des faits –, quand le seul problème important est celui de la détention – actionnariale. Que le fonctionnement général de l’information soit infiniment moins affecté par quelques cinglés qui délirent, ou quelques officines qui intriguent, que par le fait massif de la propriété capitaliste concentrée, c’est ce que peinent visiblement à comprendre les demeurés du fact-checking qui font la chasse aux mouches pendant que le gros animal est dans leur dos.
Ça n’est donc même pas que la diversion « fake news » tourne court, c’est qu’elle revient façon manivelle. Mais la foirade est complète quand le nouveau partenariat des médias et du parquet (si les premiers ne s’y trouvent pas embarqués de leur complet aval) achève de mettre en pleine lumière l’indésirable vérité de la « lutte pour la vérité ». Il n’y avait plus que l’idéologie professionnelle de la corporation pour croire à cette vaste blague de la presse contre-pouvoir, quand tout atteste qu’elle est passée entièrement du côté des pouvoirs. Au moins restait-il ce qu’il fallait de distinctions formelles pour faire perdurer l’illusion auprès des moins avertis. Évidemment, si les médias installent leurs « cellules » quelque part entre le palais de justice et la préfecture de police, tout ça va devenir plus compliqué.
Politique-fake news
Que tout se voie davantage, c’était bien une prévisible némésis pour les médias du macronisme. Car s’il y a une maxime caractéristique du macronisme, c’est bien moins « En marche » que « Tout est clair ». Avec Macron tout est devenu très clair, tout a été porté à un suprême degré de clarté. L’État est présidé par un banquier, il offre au capital le salariat en chair à saucisse, il supprime l’ISF, il bastonne pauvres et migrants, dix ans plus tard et après n’avoir rien compris, il rejoue la carte de la finance. Tout devient d’une cristalline simplicité. En même temps – comme dirait l’autre – il n’a pas encore complètement rejoint son lieu naturel, le lieu du cynisme avoué et du grand éclat de rire ; et la guerre aux pauvres ouverte en actes ne parvient pas encore à se déclarer en mots. Il faut donc prétendre l’exact contraire de ce qu’on fait, scrupule résiduel qui met tout le discours gouvernemental sous une vive tension… et, par conséquent, vaut à ses porte-parole un rapport disons tourmenté à la vérité. Se peut-il que le schème général de l’inversion, qui rend assez bien compte des obsessions anticomplotistes et anti-fake news, trouve, à cet étage aussi, à s’appliquer ? C’est à croire, parce que la masse du faux a pris des proportions inouïes, et qu’il n’a jamais autant importé d’en rediriger l’inquiétude ailleurs, n’importe où ailleurs. On doit prier dans les bureaux pour que se fassent connaître en nombre de nouveaux fadas, des équivalents fonctionnels de la Pizzeria Comet Ping Pong (9), des hackers russes, des allumés des chemtrails ou de n’importe quoi pourvu qu’on puisse dire que le faux, c’est eux. Mais qu’heureusement l’État de médias veille.
Lire aussi , « Macron ou le rêve patronal en ordonnances », Le Monde diplomatique, décembre 2017.
En attendant que ces faux adversaires et vrais renforts arrivent, et qu’on puisse lancer contre eux la brigade très légère des fact-checkers, éventuellement accompagnée d’un panier à salade, il faut bien parler quand on est ministre et qu’on n’a pas réussi à éviter tous les micros (vraiment, on comprend qu’ils se planquent). Muriel Pénicaud explique sans ciller que la nouvelle disposition des ruptures conventionnelles constitue « un atout pour les salariés » (10). La même, qui a constitué une partie de son patrimoine par des plus-values sur stock-options consécutives à ses licenciements, est bien partie pour économiser 49 000 euros d’ISF – et l’on se demande ce qui, de ce fait ou de la fausse nouvelle d’un compte de Macron aux Bahamas, offense le plus l’esprit public. En tout cas Benjamin Griveaux n’en jure pas moins que « le gouvernement ne fait pas de cadeaux aux riches » (11). Gérard Collomb affirme, lui, qu’avec la loi antiterroriste « nous sortons de l’état d’urgence ». Éduqués à faire où on leur dit de faire, les médias ont répété à l’unisson. Avec évidemment un niveau de dissonance à y laisser la santé mentale : « sur le fond, les mesures d’exception vont devenir la norme » écrivent ainsi Les Échos – qui n’en titrent pas moins « Macron tire un trait sur l’état d’urgence » (12). On rapporte que Collomb en a marre de « passer pour le facho de service ». Mais c’est qu’il lui revient fonctionnellement le mauvais bout dans la ficelle de la double vérité – allez, c’est le bout où l’on récupère quand même l’admiration de l’extrême droite. Le bon bout, Macron se l’est gardé pour lui : « nous devons accueillir les réfugiés, c’est notre devoir et notre honneur ».
Tout ça fait déjà beaucoup, mais le mensonge s’élève pour ainsi dire au carré quand il est celui d’un discours qui porte sur le mensonge. Élevant tout cet ensemble à un point de perfection, et se rendant elle-même au tréfonds de l’abaissement, la ministre de la culture n’hésite pas à déclarer que la future loi sur les fake news vise « à préserver la liberté d’expression » (13). Boucle bouclée – et le ministère de l’intérieur a maintenant également absorbé une direction de la culture rectifiée.
S’il faut conserver quelque chose de la philosophie du Désintoxicateur, accordons-lui que le concept de la fake news est bien là, dans sa pureté : nous avons affaire à un ensemble de dires outrageusement faux, « fabriqués à dessein pour tromper ». Prévisible ironie, la loi sur les fake news est bien le terminus de la vérité – mais rejoint au nom de la lutte contre la post-vérité. Que la némésis de la presse macronienne advienne par Macron lui-même, n’est-ce pas finalement dans la logique des choses ? Ce n’est plus un gouvernement, c’est une fanfare à fake news. Tous les instrumentistes semblent bourrés, en tout cas cornent à tout va. Mais en fait sous la férule et dans la crainte du chef d’orchestre. Et, comme le veut cette forme renversée de cohérence désormais familière, le tout selon une partition attaquant les libertés au nom de la lutte contre « l’illibéralisme ».
Remarquable trajectoire, même si elle n’est faite que pour étonner les « faiseurs de barrage ». Prétextée par les outrances de Trump, la course à la vérité s’achève dans un devenir-Trump de Macron, qui plus est embarquant la presse des vraies-news dans ce grand huit d’où l’on aura sans doute à ramasser quelques désorientés. Que Macron se mette à avoir des airs de Trump, ce sont leurs politiques fiscales semblables qui l’ont déjà laissé entrevoir (14). Voilà qu’ils se ressemblent maintenant par leur commune obsession pour les fake news, simultanément propagateurs – bien sûr pas encore au même degré de grossièreté – et promettant de les éradiquer. Comme l’autre, Macron a visiblement envie d’être quelque chose in chief. Pourquoi pas Decoder in chief alors ?
On devrait tenir pour un symptôme sérieux qu’un gouvernant se prenne d’obsession pour les fake news : le symptôme de celui qui, traquant les offenses à la vérité, révèle qu’il est lui-même en délicatesse avec la vérité. Nous en savons maintenant assez pour voir que la politique entière de Macron n’est qu’une gigantesque fake news – parachevée, en bonne logique, par une loi sur les fake news. Entre le parquet et les cellules de Décodeurs, il y a de la catastrophe logique dans l’air, et de la souffrance au travail qui s’annonce. Ou peut-être pas.
Obsessions complotistes, obsessions anticomplotistes
On comprend sans peine que Libération et Le Monde, mais parmi tant d’autres, se soient fait une joie de l’étude Fondation Jean-Jaurès-Ipsos sur les tendances complotistes de la population. Les deux principales écuries à Décodeurs n’allaient tout de même pas laisser passer ce caviar d’une justification en quelque sorte ontologique. Ni la presse en général manquer une occasion de réaffirmer que le monopole de l’information vraie comme de la pensée juste lui appartient. On notera au passage comme est bien conçue cette « étude », qui accole les 75 % de la population manifestant une défiance envers les médias avec le reste de la benne à complotistes, l’idée étant de suggérer, comme il se doit, que douter des médias et battre la campagne conspirationniste, c’est tout un. À l’évidence, ce qu’on pourra maintenant appeler le « massif du pouvoir », attaqué de toutes parts, n’est plus capable, pour se maintenir dans son monopole de la direction générale, de trouver d’autre solution que… la disqualification de la population même : elle est économiquement illettrée, politiquement errante, et d’une crédulité vicieuse.
On sait donc maintenant avec une certitude scientifique au moins égale à celle de l’institut Ipsos que le massif du pouvoir a perdu tout moyen de comprendre ce qui lui arrive – état de stupidité qui fait pressentir les conditions dans lesquelles, incapable de la moindre rectification de trajectoire, il finira : mal (car il finira bien un jour). Il a notamment perdu les moyens de comprendre ce qui se joue avec l’inflammation conspirationniste – dont il reste à prouver, tous effets de loupe des réseaux sociaux mis à part, qu’elle a effectivement crû. C’est que Rudy Reichstadt et la Fondation Jean Jaurès se seraient sans doute empressés de comptabiliser comme complotistes les « satellites détraquant la météo » qui faisaient les beaux jours des comptoirs des années 60 – et les satellites étaient russes !
Que la pensée publique erre dans le mouvement naturel de faire sens de ce qui lui arrive, c’est un fait dont la nouveauté historique demanderait à être beaucoup discutée. Que, par un effet paradoxal, l’ampleur des élucubrations ait crû à proportion de l’élévation du niveau général d’étude, c’est-à-dire du nombre des gens s’estimant autorisés à « avoir des idées » sur le cours du monde, et à les dire, maintenant même à les publier, c’est probablement une piste plus robuste. Que l’obstination des pouvoirs à confisquer la conduite des affaires publiques en en dissimulant à peu près tout des gouvernés, fouette la production populaire des conjectures, qui plus est dans un contexte d’illégitimité croissante des gouvernants, et avec nécessairement la croissance, là encore simplement proportionnelle, de sa part égarée, ce serait aussi une piste à creuser. Mais on comprend que ni Le Monde ni Libération n’en aient la moindre envie. Quant à la cabane de jardin de la rue de Solférino (la Fondation Jean Jaurès) il y a beau temps qu’elle a perdu le dernier outil qui lui permettrait de creuser quoi que ce soit.