Lors de l’hommage national rendu à Jean d’Ormesson, le vendredi 8 décembre 2017, soudain, « le ciel a viré au bleu, comme s’il ne pouvait en être autrement (1) » : exemple parmi d’autres de l’élan d’admiration qui a animé, sans faiblir, ceux que Léon Bloy jadis nommait « les gagas des journaux » ainsi qu’un nombre marquant de politiques. Pudiquement, une gaze fut jetée sur le journaliste d’Ormesson, celui qui écrivait en 1975 dans Le Figaro, dont il était alors directeur général, au moment de la chute de Saïgon : « Et Saigon est libéré dans l’allégresse populaire. Libéré ? L’allégresse populaire ? », ce qui suscita une belle chanson de Jean Ferrat en riposte — « Ah, monsieur d’Ormesson, Vous osez déclarer Qu’un air de liberté Flottait sur Saïgon »… Le doux d’Ormesson « représente la bienveillance », comme dit François Busnel, on n’insistera donc pas sur ses mots en 1983 sur France Inter à l’encontre du directeur du journal L’Humanité , Roland Leroy — « vous avez été ignoble, comme d’habitude »… Mais chacun saura qu’il reprit un vers de Louis Aragon, comme titre d’un de ses livres, et que ce vers, « je dirai malgré tout que cette vie fut belle »… fut même à l’honneur lors de l’hommage, sur le livret de messe, splendide oecuménisme. D’ailleurs, il affirmait son admiration pour le poète, ce qui prouve bien qu’il n’était pas sectaire — et le porte-parole du Parti communiste français a salué « son regard sur le monde ». Bref, comme l’ont dit Les Inrocks, il était « charmant », quant à La Croix, c’était « Jean d’O le Magnifique », ce que résume, dans la matinale de France Inter (6 décembre), Fabrice Luchini : « il incarnait la grande aristocratie », « il a réussi sa vie »,« il était du côté de la légèreté ». Que cela donne droit à un hommage de la nation, avec messe en prime, manque un peu d’évidence.
C’est peut-être dans l’allocution du président de la République qu’on trouve quelques pistes contribuant à expliquer ce remarquable honneur. M. Emmanuel Macron s’est montré particulièrement inspiré en évoquant celui qui, « antidote à la grisaille des jours », nous aurait enseigné « que la liberté et le bonheur restent à portée de main, et que la littérature en est le meilleur viatique », ce qui est un propos d’un vide si profond qu’il en donne le vertige.
À l’évidence, ce n’est pas vraiment l’œuvre qui est saluée, quand bien même le président de la République s’emploie à en chanter la « palette », et d’ailleurs, personne à ce propos ne crie au talent étourdissant. C’est bien plutôt ce que Jean d’Ormesson incarnait, c’est-à-dire, selon M. Macron, dans la tribune qu’il écrivit pour l’occasion (Le Figaro, 5 décembre) « le meilleur de l’esprit français ». Il n’est pas sans intérêt de regarder d’un peu près ce qu’est cette quintessence :
« La France est ce pays complexe où la gaieté, la quête du bonheur, l’allégresse, qui furent un temps les atours de notre génie national, furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité. On y vit le signe d’une absence condamnable de sérieux ou d’une légèreté forcément coupable. Jean d’Ormesson était de ceux qui nous rappelaient que la légèreté n’est pas le contraire de la profondeur, mais de la lourdeur. »
« Furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité ». Le terme est fort, d’autant qu’il n’est pas très loin de l’adjectif « national », et évoque, de façon subliminale, l’indignité nationale dont furent « frappés » certains à la Libération… Et cette dénonciation officielle d’un supposé esprit de sérieux tout-puissant, qui aurait « condamné » la gaieté, a comme un air de famille avec l’esprit des « hussards », ces écrivains des années 1950-1960, assez frénétiquement hostiles à l’existentialisme et au marxisme, dont Roger Nimier fut le héraut, qui se voulaient dandies, trop sensibles au tragique de la vie humaine pour ne pas en célébrer la frivolité, ennemis de tout engagement, mais s’inscrivant, avec une ardeur désinvolte, quand même… fermement à droite.
Lire aussi , « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.
En bref, Jean d’Ormesson, qui fut un commentateur politique multimédia persévérant, ami de Nicolas Sarkozy et en général des puissants, se revendiquant d’une « droite gaulliste mais européenne » mais avec « beaucoup d’idées de gauche », sans autre précision, soutien de François Fillon mais votant Emmanuel Macron au deuxième tour, parce qu’élégamment dégagé de toute idéologie enfermante, représentait le goût de la France pour le bonheur, à l’opposé des tristes, des pédants, de cette armée de « on » englués dans le sérieux de leurs convictions, et qui basculeraient vite dans la mise en procès de ceux qui préfèrent l’art de vivre : quoi de plus important, pour un mortel, que la fragile « quête du bonheur », merveilleusement individuelle, au-dessus des passions tristes, vouée à l’essentiel, éternelle et intemporelle, détachée des contingences matérielles ? Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, la profondeur, mais elle reste discrète : « Nous entrerons dans le secret de cette âme qui s’est si longtemps prétendue incrédule pour comprendre qu’elle ne cessa d’embrasser le monde avec une ferveur mystique, débusquant partout, au cœur de son ordre improbable et évident, ce Dieu, au fond si mal caché, dont vous espériez et redoutiez la présence et qui, peut-être, dans quelque empyrée, vous dit enfin : “La fête continue.” » Car que serait « l’esprit français » s’il n’y avait, au fin fond, la quête de Dieu ? On se demande ce qu’aurait répondu le très insolent Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, le créateur du Barbier de Séville, un nommé Figaro…
Ce serait donc là l’ensemble de raisons qui ont valu à Jean d’Ormesson de recevoir l’hommage de la nation : il en aurait symbolisé la meilleure part. Il est difficile et de ne pas éprouver quelques doutes, et de ne pas remarquer que ses qualités tant vantées sont de façon caractéristique, celles d’un temps et d’une classe fantasmés : un temps où les excès « partisans » n’auraient pas eu lieu — ceux de la Révolution et ses successeurs —, où l’on pouvait s’entendre entre gens d’opinions diverses mais de bonne compagnie, une classe qui… a la classe, c’est-à-dire, pour ceux qui n’en font pas partie mais qu’elle fait rêver, l’élégance de la bonne éducation, l’insolence feutrée de qui sait qu’il détient les clefs du bon goût, et les repères et valeurs traditionnels des notables, sur lesquels il convient de ne pas s’appesantir, comme le ferait un petit bourgeois. À droite, mais pas trop. Croyant, mais en supplément d’âme. Brillant, mais à portée de tous. Lettré, mais sans excès. Le peuple autrefois a suivi le cercueil de Victor Hugo, qui avait su écrire une de ses plus belles légendes avec Les Misérables, et n’avait pas craint, très progressivement certes mais une fois le choix fait, avec puissance, de choisir son camp. Aurait-on les symboles qu’on mérite ?