Au Togo, le dernier homme fort d’Afrique de l’Ouest

Rien ne va plus au Togo, petit pays d’à peine 8 millions d’habitants, pris en sandwich entre le Ghana et le Bénin — deux démocraties qui passent pour exemplaires. Les libertés civiles dont jouissent les citoyens de ces deux pays depuis le début des années 1990 et les nombreuses alternances démocratiques qu’ils ont connues n’ont toujours pas déteint sur leur voisin : le Togo abrite désormais le dernier régime familial autoritaire d’Afrique de l’Ouest.

Depuis la chute de Yahyah Jammeh en Gambie,le 2 décembre 2016, Faure Gnassingbè, 51 ans, est le seul dans la sous-région à perpétuer l’emprise d’un clan, d’un corps (l’armée) et d’une ethnie sur le pouvoir. Tous trois ont été hérités de son père, feu le général-président Gnassingbè Eyadema, issu de l’ethnie kabyè du nord du pays, moins opulente que celles des commerçants du littoral.

Manifestations monstres à Lomé

Lire aussi Michel Galy, « Togo, une dictature à bout de souffle », Le Monde diplomatique, juin 2014.Faure Gnassingbè, formé en finances à Paris-Dauphine et en management aux États-Unis, avant d’être nommé ministre des travaux publics, de l’équipement et des télécommunications en 2003 par son père, arbore un look policé et le costume du civil. Mais il continue de s’appuyer sur la force militaire, quelque 8 500 hommes, véritable clé de voûte du régime. Il fait par ailleurs partie de ces « fils de » plus en vogue dans d’autres régions du continent (Joseph Kabila depuis 2001 en République démocratique du Congo, Ian Khama depuis 2008 au Botswana, Ali Bongo depuis 2009 au Gabon et Uhuru Kenyatta depuis 2013 au Kenya).

En un mois, son assise a été sérieusement ébranlée. Tout d’abord, les manifestations d’un nouveau parti d’opposition mené par un nouveau-venu, l’anthropologue et juriste Tikpi Atchadam, que l’on pouvait penser inoffensives, ont pris une tournure inhabituelle. Plusieurs villes ont bravé une interdiction de manifester le 19 août, et se sont soulevées, y compris dans le nord. La répression a fait sept morts et motivé une rassemblement de masse d’au moins 100 000 manifestants (un million selon les organisateurs), le 7 septembre à Lomé, la capitale.

Deux septennats taillés sur mesure après 2020

Ensuite, le sommet Israël-Afrique que voulait abriter le Togo du 23 au 27 octobre a été reporté à une date non déterminée — et selon toute probabilité, annulé. Enfin, les conditions de l’arrivée au pouvoir de Faure Gnassingbè sont plus que jamais en débat.

La rue demande en effet le respect d’un Accord politique global (APG) négocié en 2006 avec la classe politique après son coup de force institutionnel du 5 février 2005, quelques heures après la mort de son père. Pour mémoire, Faure Gnassingbè avait empêché le président de l’Assemblée nationale en exercice de revenir d’un voyage à l’étranger, pour procéder en toute hâte, le 6 février suivant, à des modifications à la Constitution lui permettant de redevenir député malgré son mandat ministériel, puis de se faire élire nouveau président de l’Assemblée (1))… Le tout, pour être élu trois mois plus tard avec une courte majorité, dans un contexte de répression et de fraude flagrante — des soldats ayant été vus emportant des urnes pleines hors des bureaux de vote.

L’exemple rwandais

L’APG, qui limitait en 2006 à deux le nombre de mandats présidentiels successifs, n’a eu aucune suite. « Bébé Gnass », comme on l’appelle chez lui, a en effet entamé en 2015 son troisième mandat. Prêt à suivre les exemples donnés par l’Afrique centrale plutôt que par sa sous-région, il voudrait de nouveau modifier la Constitution de manière à rempiler en 2020 pour deux septennats, jusqu’en 2034. Un calendrier calqué sur celui de Paul Kagamé, au Rwanda, dont il fait partie des admirateurs. Son homologue l’a reçu plusieurs fois à Kigali sans aller lui-même à Lomé, préférant dépêcher une mission d’experts rwandais en février, pour conseiller le Togo sur ses réformes politiques.

Depuis la manifestation monstre du 7 septembre, le chef de l’État togolais reste muré dans son silence. Sur les réseaux sociaux, les critiques pleuvent. Certains le présentent comme un usurpateur, d’autres comme un bon vivant, voire un « noceur ». La raison ? Son statut de célibataire endurci, qui ne l’empêche pas d’avoir reconnu près d’une vingtaine d’enfants dans nombre de familles différentes — y compris parmi les filles et nièces des opposants les plus virulents à l’encontre de son père, des faits de notoriété publique au Togo.

Entre peur et espoir

Que se trame-t-il et que peut-on attendre des semaines qui viennent ? Selon nos sources, les parachutistes cantonnés à Kara, le fief du clan Eyadéma au nord du Togo, auraient reçu des uniformes de gendarmes pour seconder leurs collègues dans les opérations de maintien de l’ordre. Certains de leurs véhicules militaires auraient été repeints en bleu. Si les villes de Kara et Sokodé ont « bougé » dans le nord du pays en manifestant le 19 août, l’armée, elle, reste bien verrouillée. Les anciens généraux ont été mis à la retraite et les officiers les plus menaçants jetés en prison, comme le propre demi-frère du président, Kpatcha Gnassingbè, condamné à 20 ans de prison en 2011.

« De nouveaux responsables ont été bombardés, des jeunes qui se surveillent les uns les autres, personne ne voulant finir devant la Cour pénale internationale de La Haye, signale une source sécuritaire à Lomé. Aucun d’entre eux n’a la maîtrise des deux ou trois unités qui permettraient de faire un coup d’État ». Certains redoutent de voir les militaires les plus fidèles au régime infiltrer les manifestations en tenue civile, comme en 2005, et provoquer des affrontements qui justifieraient, une fois de plus, le recours à la manière forte.

Les esprits s’échauffent, donc, dans un pays marqué par la peur et les vagues successives de répression — 500 morts en 1993 et autant en 2005 selon les Nations unies. Les uns évoquent déjà un « scénario à la burundaise », avec un chef prêt à réprimer son peuple à tour de bras, comme le fait Pierre Nkurunziza au Burundi depuis avril 2015 (lire « Au Burundi, le spectre d’un génocide ? »). Les autres rêvent d’un scénario burkinabé, calqué sur le soulèvement populaire d’octobre 2014 qui a chassé Blaise Compaoré, après plus de trente ans de règne.

Vivre et penser comme des DRH

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cc groume. — Cf. Gilles Châtelet, « Relire Marcuse pour ne pas vivre comme des porcs », Le Monde diplomatique, août 1998.

De sa délicieuse voix traînante, Deleuze, dans son Abécédaire, dit ce qui fait le point de charme d’un ami, le grain de folie qui porte à l’aimer. Et puis il dit, à l’inverse, le sentiment de la disconvenance irrémédiable comme il naît parfois instantanément, qui rend certaines fréquentations impossibles pour quoi que ce soit : « on entend une parole, et on se dit : non mais qu’est-ce que c’est que cette immondice ? ». Les DRH tiennent les 11 et 12 octobre leur 34e congrès au Pré Catelan. On lit le programme. Et c’est comme une benne à ordure qui viendrait verser au milieu d’une nappe de pique-nique.

Le même Deleuze, extra-lucide, prophétisait : « on nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ». Mais dans l’ordre du terrifiant, qu’est-ce qui est le pire : qu’elles aient leur petit sentiment ou qu’elles se piquent de penser ? Car elles pensent aussi. Et comme l’époque n’est plus à la contention, elles pensent à ciel ouvert. Tiens : comme les décharges.

Lire aussi Gilles Balbastre, « Le fantassin du dialogue social », Le Monde diplomatique, septembre 2017.On ne s’intéresse pas assez à la littérature managériale. Bien à tort. Quand la fusion organique du capital et de l’État a atteint le stade Macron, c’est une littérature politique. L’« édito » du congrès ne s’en cache d’ailleurs pas : « Le Congrès HR est le reflet d’une fonction RH en mouvement. Ou plutôt en marche ! ». En réalité il se sous-estime : le congrès et sa littérature sont politiques à un titre bien moins superficiel. C’est qu’on y pense l’homme et la vie, ni plus ni moins. Évidemment sous l’hypothèse directrice que l’entreprise est la vie, épuise la vie. Bien sûr on se récrie, on proteste du souci de l’« équilibre des collaborateurs », de la « préservation de leur vie personnelle ». Las, il suffit d’un malencontreux lapsus calami pour ruiner tous les efforts de la dénégation : « Concilier vie professionnelle et professionnelle pour attirer les talents » (1), annonce un atelier du 11 octobre après-midi. Patatras…

Confirmation d’une tendance en fait à l’œuvre depuis le milieu des années 1980, disant donc quelque chose de l’essence du néolibéralisme, la convergence, non pas des luttes, mais de l’entreprise, de l’armée et des sports extrêmes est de nouveau à l’honneur au programme du 34e Congrès HR. On y écoutera en vedette américaine, ou plutôt britannique, Mark Gallagher, « ancien directeur d’équipes de Formule 1, expert en motivation et en performance » et aussi, par le fait, en remplacement flash des pneus usés dans les stands. On nous apprend que le chef-chauffard est par-là même « spécialement qualifié pour diriger n’importe quelle entreprise dans n’importe quel domaine pour atteindre le plus haut niveau de performance », pétition d’universalité qui jette un froid à l’échelle du salariat tout entier. Mais, à tout prendre, le statut de collaborateur-pneu n’est-il pas préférable à celui de cobaye entre les mains du Médecin-chef de l’Institut de recherche biomédicale des armées, qui se propose, lui, de produire des « collaborateurs augmentés » ?

Pneu ou cobaye, ça n’est jamais que la suite logique d’un acte originel posé en mots : ressource humaine. Un employé d’un Jobcenter berlinois livre la vérité ultime de la chose : « Nous proposons aux entreprises du matériel humain bon marché » (2). On voudrait, paraphrasant Georges Canguilhem et par une simple substitution de mot, poser aux DRH la question que celui-ci adressait aux psychologues dévoyés : « qu’est-ce qui pousse ou incline les [DRH] à se faire, parmi les hommes, les instruments d’une ambition de traiter l’homme comme un instrument ? ». Mais les DRH sont sacrément partis. Si on en rattrapait un, il répondrait sûrement qu’il faut « décliner les méthodes agiles dans les modes de travail pour simplifier les process ». Entre le médecin-chef fou à lier, la phraséologie du « collaborateur » et la méthode des process agiles, nous savons donc en quel lieu précis s’établit la pensée DRH : à l’intersection du totalement flippant, de l’ignoble en roue libre et du grotesque à se rouler par terre.

Mais s’il faut s’intéresser aux DRH c’est parce que leur Congrès rencontre l’époque comme jamais, et même qu’il en donne l’idée pure. Que l’entreprise soit la vie, et la société une entreprise, c’est le sens le plus profond du macronisme. On signale que Muriel Pénicaud ouvre les travaux du 34e Congrès sous l’appellation avantageuse de « DRH de l’entreprise France » — au cas où il resterait des mal-entendants. L’« édito » tease à mort : « La ministre a accepté d’être face à vous, en toute proximité, pour répondre à toutes vos questions. Sans aucun filtre ». Tu parles ! C’est toute la classe macronienne qui en a d’avance le système glandulaire surmené. Car sous la pellicule fine des ultra-riches, du reste probablement indifférents à cette insane bouillie verbale, s’ils n’en rient pas eux aussi — mais autrement —, il y a toute la petite troupe électorale des wanabees qui, eux, s’y croient à fond. Ils lisent Challenges ou Winner comme jadis on lisait Salut les copains : avec des étoiles dans les yeux, se ruinent le poignet sur des posters dépliables de Xavier Niel, se repassent dans la voiture leurs leçons de globish, optimisent leurs process, ne rêvent que d’être « augmentés », vivent la vie comme une startup. On n’aurait pas d’obstacles à ce qu’ils restent entre eux, comme dans une sorte de parc à thème, qui par parenthèses pourrait connaître un réel succès, c’est qu’il y a des choses à voir et à entendre qui méritent qu’on paye. Le problème est que ces débiles ont la forme de vie agressivement envahissante, et qu’ils ont même pour projet d’y mettre tout le monde : ils se sont d’ailleurs donné un président pour ça.

Quoiqu’ils nous fassent énormément rire, il faut tout de même leur dire que leur vision de l’homme, de la vie et de la société nous est parfaitement répugnante. Que leur congrès lobotomique se propose de la célébrer en tous ses atours est une occasion dont la signification présente ne nous échappe nullement, et, disons-le leur, dont nous commençons à être quelques-uns à vouloir trouver un parti à en tirer. Si d’ailleurs quelque initiative se formait en vue d’aller leur faire savoir sur place une ou deux choses en ce sens, c’est avec un grand bonheur que nous nous y joindrions.

Une toute dernière chose : on n’exclut pas que, dans un réflexe très professionnel de branding management, d’e-reputation et de communication agile, les DRH auront à cœur de rétablir aux yeux de l’opinion leur dignité offensée, et se mettront en peine d’une réponse justement offusquée, pour expliquer qu’au cœur du process de coworking, la fonction RH ne sert pas seulement le développement des hommes mais aussi celui de la Cité où elle s’inscrit à titre citoyen, humaniste et responsable (3). Vraiment, on voudrait leur dire : oh oui, s’il vous plaît, écrivez-nous un petit quelque chose.