Malaise dans les rangs

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« Switch »
cc Alistair Hamilton

Le jour même de cette mini-mobilisation, le ministère de la défense avait tenu à rappeler – en guise de contre-feu – que la condition du personnel militaire est en voie d’amélioration grâce au milliard d’euros programmé pour la période 2017-19, avec cette année une première tranche de 350 millions, affectés notamment à une meilleure alimentation des soldats en opérations, à l’achat de 49 000 gilets pare-balles de nouvelle génération, etc.

La veille, un jeune militaire de l’opération Sentinelle s’était suicidé avec son arme de service, dans l’ilôt St-Germain, à deux cents mètres du bureau de la ministre, Mme Florence Parly : c’est le troisième suicide depuis 2015 – année de lancement de cette opération militaire de sécurisation du territoire national. Sentinelle avait également fait parler d’elle le 9 août dernier, après l’attaque de militaires à Levallois-Perret (Hauts de Seine), près des locaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Jean Marc Tanguy, du blog Mamouth, a listé les revendications de « femmes de militaires en colère », l’organisateur de la manifestation des Invalides, telles que les lui a présentées la fondatrice de ce collectif (1) :

arrêter Sentinelle : cette opération est « ridicule et ne sert à rien, les hommes sont fatigués, logés dans des lieux insalubres, ils ne mangent pas à leur faim. On leur donne des aliments périmés. Les primes sont payées plusieurs mois après. On ne peut pas dire que le pays est en guerre et faire des militaires les supplétifs de la police » ;

imposer le même niveau de qualité dans les reconversions dans l’armée de terre (où les situations seraient très disparates d’un régiment à l’autre) ;

réduire les mutations au strict nécessaire, car elles contribuent à générer des « célibats géographiques », ou des situations contraignantes pour les conjoints ;

renforcer les dotations d’équipement individuel, pour que les familles n’aient plus à financer elles mêmes des gilets pare-balles, harnais, etc ;

mettre définitivement fin aux « errements de Louvois » (2).

imposer la reconnaissance du syndrome post-traumatique (PTSD). Beaucoup de familles vivent cela seules. « Parfois, quand on en parle en régiment, on se fait rire au nez. »

Le quotidien des soldats

Au total, un sentiment de déclassement déjà exprimé à plusieurs reprises dans l’enceinte du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM), instance représentative des personnels de défense. Et qui a été renforcé en juillet dernier par l’annonce de restrictions budgétaires, suivie de la démission du chef d’état-major des armées.

Autre indice : au même moment, un rapport parlementaire de la commission des finances du sénat, sous la responsabilité du sénateur Les Républicains (LR) d’Ile-et-Vilaine, Dominique de Legge, dénonçait l’état des infrastructures militaires, avec des logements parfois « proches de l’insalubrité ». Il pointait un défaut de maintenance régulière, source de dégradation de certains bâtiments, par exemple sur la base aérienne d’Orléans, au lycée militaire d’Autun ou au camp du 2e régiment d’infanterie de marine du Mans.

Le rapporteur spécial s’interrogeait sur le caractère selon lui « volontaire » de la « sous-budgétisation des dépenses consacrées à l’infrastructure ». Il manquerait 2,5 milliards d’euros pour satisfaire les besoins d’infrastructures dans les six ans à venir, selon ce rapport. « Dans de nombreux cas, un entretien courant suffisant aurait pu permettre d’éviter de telles situations », explique le sénateur pour qui des opérations mineures, telles que l’installation d’un accès à Internet sans fil dans l’ensemble des lieux d’hébergement, « seraient de nature à améliorer significativement le quotidien des soldats ». Et donc le moral des troupes, ainsi que l’attractivité des métiers de la défense.

De manière générale, « il y a un malaise », soulignait notre consoeur Nathalie Guibert dans son enquête sur « le quotidien des soldats, talon d’Achille des armées (3) » Des témoignages recueillis avant même ce 14 juillet de crise évoquaient notamment « l’écœurement » suscité chez certaines recrues par l’opération Sentinelle qui pompe les énergies, désorganise les calendriers, ampute la vie privée – au détriment de missions jugées plus valorisantes. Un contexte de suractivité qui commence à poser des problèmes de fidélisation des personnels. Ainsi, l’association professionnelle nationale de militaires de la marine ( APNM) écrivait à la ministre de la défense : « La motivation et le moral de ceux qui restent s’émoussent, et les armées n’arrivent plus à recruter pour compenser les départs ».

Contraints et forcés

Si l’on peut noter que, malgré ce climat morose, les chefs d’état-major des quatre armées – terre, air, mer, cyber – n’ont pas emboîté le pas au général Pierre de Villiers, et restent à leur poste, ils ne manquent pas, chacun dans son secteur, de souligner les insuffisances budgétaires et autres. Entendu, comme ses alter ego par la commission de défense de l’assemblée nationale, le général Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre, a indiqué, à propos de l’engagement massif de soldats sur le territoire nationale depuis 2015, sous la forme de l’opération Sentinelle : « Nos jeunes s’engagent pour l’action et pour voir du pays. Quand on leur dit que leur première mission sera « Sentinelle » à la gare du Nord, cela ne les fait pas rêver. Je ne vais pas raconter des histoires : ils se sont engagés d’abord pour partir au Mali ou sur d’autres théâtres d’opérations extérieures ».

Le général Bosser a également évoqué le projet de service national auquel le président Macron semble attaché, mais qui pose de sérieux problèmes de mise en œuvre : « Qualitativement, nous avons les compétences et le savoir-faire pour aider nos jeunes. Mais c’est le volume qui peut poser problème. 700 000 jeunes, c’est dix fois la force opérationnelle terrestre ! Quel est l’impact d’une masse de 700 000 personnes sur une masse qui en fait 77 000 ? Que se passe-t-il lorsque l’on est percuté par dix fois son poids ? Si l’on nous dit qu’en cinq ans, nous aurons à former 700 000 personnes, comment ferons-nous ? »

« Quelle est la finalité de ce service national ? Que veut-on apprendre à ces jeunes ? Deuxièmement, combien serons-nous à agir ? Les militaires seront-ils seuls dans cette affaire ? Est-ce une action interministérielle ? Sera-t-elle partagée avec d’autres ? Je pense qu’un partage des tâches serait judicieux ».

« Reste un dernier point qui n’est pas anodin : la popularité ou l’impopularité que la défense pourrait tirer de cette action. Aujourd’hui, nous employons des engagés volontaires, qui acceptent l’entraînement et les contraintes du service. Avec un service national, on accueillerait des garçons et des filles qui, pour certains, viendraient chez nous un peu contraints et forcés. Pour ma part, je ne souhaite pas revenir à ce que l’on a pu connaître dans les années 1970 ou 1980… Quoi qu’il en soit, la popularité ou l’impopularité de notre armée aurait un impact sur notre capacité à encaisser ce choc dans notre écosystème ».

En avance sur nous

Entendu également à la mi-juillet par la commission de défense de l’assemblée nationale, le général Lanata, chef d’état-major de l’armée de l’air, se veut « particulièrement attentif à certains programmes, car il est évident que ces annulations budgétaires auront des conséquences physiques ». Mais, « il est évident que ces annulations ne pourront concerner les éléments touchant directement à la conduite de nos opérations », se rassure-t-il.

Le général s’inquiète de ce que la modernisation « relativement rapide et ambitieuse » des forces aériennes britanniques (4) « les place très sensiblement en avance sur nous », avec une flotte de ravitailleurs neuve et déjà 14 ravitailleurs MRTT (il devrait y en avoir 12 en France, dont 9 commandés seulement à ce stade) alors qu’ils n’ont pas la charge de la mission de dissuasion aéroportée. Ils sont en train de faire entrer en service le F-35 (5) et auront bientôt une flotte de chasseurs composée uniquement d’avions de quatrième et de cinquième génération (Eurofighter et F35), quand la française sera plutôt composée d’appareils de génération antérieure (Mirage 2000 et Rafale).

La Royal Air Force dispose de six AWACS (4 en France). Sa flotte de transport est composée d’une palette de moyens récents (C130, C17, A400M), alors que les C130 et C160 français sont à la peine. Ses moyens de surveillance surclassent les moyens français (avec notamment sur le théâtre irakien un nombre de drones de surveillance de longue endurance bien supérieur). « Bref, résumait le général, les Britanniques ont fait un effort. On entend souvent dire qu’ils sont déclassés : ce n’est pas ce que j’observe dans le domaine aérien ».

Ministère sans défense

Le chef d’état-major de l’armée de l’air française se plaint au contraire de la vétusté de certains de ses équipements, alors « qu’arrive un moment où la structure industrielle qui nous permet de réparer ces équipements n’existe plus ». En ce qui concerne le nouvel appareil de transport, l’A400M, « sa disponibilité a été catastrophique, et je pèse mes mots, en 2016 » . De zéro à un avion l’an dernier, on est passé à une disponibilité de cinq à six avions en ligne aujourd’hui, sur une flotte de onze appareils. En outre, « l’avion a été livré avec un standard qui ne correspondait pas à celui que nous attendions : c’était un avion de transport logistique et non de transport tactique ». Le général Lanata, à propos des standards du chasseur Rafale, note qu’une « petite moitié » seulement sont des appareils polyvalents, l’ensemble de la flotte des Rafale ne devant pas atteindre ce standard complet avant une quinzaine d’années.

Des propos cependant mesurés. Il est vrai que le président de la commission de défense de l’assemblée avait donné le ton : « J’invite nos collègues à faire preuve de prudence. Comme vous le savez, c’est à la suite de propos tenus dans le cadre d’une audition, et ayant filtré dans la presse, que le général de Villiers a démissionné… ». On verra par exemple si, dans l’enceinte de l’université d’été de la défense, qui se réunit les 4 et 5 septembre à Toulon sous l’égide de la marine, les militaires et les politiques surmonteront ces prudences et réticences, et tiendront un discours de vérité. Ou si, au contraire, ils laisseront apparaître qu’après un temps où le ministère de Jean-Yves Le Drian remportait tous les arbitrages face à Bercy, le ministère de la défense est aujourd’hui, avec Macron, un ministère… sans défense.

Les militaires en quête de « preuves d’amour »

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« Ruiterhelm (mantelhelm) Staatse leger », (Casque de cavalier, armée hollandaise) – Anonyme, 1600 – 1649
Collection du Rijksmuseum.

« Psychodrame… trahison… humiliation… » : la communauté de défense reste en émoi, deux semaines après la démission du chef d’état-major, le général Pierre de Villiers. Le président Macron aura gâché en quelques jours et quelques mots le potentiel de crédit acquis auprès des militaires depuis son investiture, même s’il agissait surtout d’une posture. « Défiler dans un véhicule militaire, rendre visite aux blessés, se rendre sur un théâtre d’opérations, c’est très bien, affirme par exemple le colonel Michel Goya, mais il y a l’amour, et il y a les preuves d’amour. Ces preuves, ce devait être le budget (1) ».

À la romaine

Au lieu de quoi, après un « Je suis votre chef » très surjoué, comme l’écrit Jean Guisnel (2), le président s’en est pris publiquement au général Pierre de Villiers, qu’il venait tout juste de prolonger pour un an comme chef d’état-major des armées (CEMA), au-delà de la limite d’âge. Et l’a fait, de surcroît, dans l’enceinte du ministère de la défense, devant le gratin politico-militaire, réuni à la veille d’un 14 juillet vécu par les soldats comme une fête des armées, et par leurs chefs comme la grande cérémonie annuelle d’allégeance de l’armée au pouvoir politique. Le président a ainsi mis en cause un officier supérieur au parcours irréprochable, qui avait eu pour seul tort de préconiser, dans une petite salle discrète, devant une assistance ultra-spécialisée de quelques membres de la commission de défense de l’Assemblée nationale, une consolidation de son budget, comme il l’avait déjà fait, d’ailleurs, les années précédentes.

Il est vrai que, répondant aux questions des parlementaires, le général Pierre Le Jolis de Villiers de Saintignon — pour reprendre son blase complet (3) —, mécontent des arbitrages budgétaires, avait lâché une formule qui ne fleure pas bon les plages du Touquet : « On ne va pas se faire baiser comme cela ». Quelques jours plus tard, il a justifié sa démission en affirmant « ne plus être en mesure d’assurer la pérennité du modèle d’armée » tel qu’il l’avait commandé durant l’ère Hollande.

Lire aussi Philippe Leymarie, « La canonnière, une passion française », Le Monde diplomatique, avril 2017.Une démission « mise en scène », selon le porte-parole du gouvernement, Christophe Castaner, qui a jugé le général « déloyal dans sa communication », l’accusant même — en référence à des propos tenus sur son blog — de s’être comporté en « poète revendicatif ». Commentaire élogieux, au contraire, du philosophe Michel Onfray, qui s’est fendu d’une chronique de soutien au général, sur son site : « De Villiers a préféré se suicider à la romaine, un mercredi, plutôt que d’être liquidé par le président un vendredi » (où il était convoqué à l’Élysée).

Déjà, en décembre 2016, le chef d’état-major général s’était prononcé en faveur de l’augmentation du budget des armées, demandant sa hausse progressive pour le porter de 1,7 à 2 % du produit intérieur brut (PIB) avant la fin du prochain quinquennat, en 2022. En mars dernier, le CEMA s’était illustré à nouveau, reprochant mezzo vocce au candidat Les Républicains (LR) François Fillon de renvoyer à 2025, dans son programme présidentiel, la réalisation de l’objectif des 2 % du PIB.

Service lourd

À l’époque, le général avait également laissé entendre, selon le magazine Challenges, qu’il ne pourrait rester à son poste si le candidat Emmanuel Macron devait être élu. Le projet notamment de création d’un service militaire d’un mois, qui aurait lourdement pesé sur les effectifs et les finances des armées, était jugé particulièrement irréaliste (4).

Après le clash avec De Villiers, qui aura été un premier test pour son autorité, le président Macron s’est efforcé d’apaiser les craintes des militaires, en expliquant, lors d’un déplacement sur la base aérienne d’Istres, que :

la trajectoire pour atteindre les 2 % du PIB en matière de défense serait un engagement tenu ;

la hausse de 1,8 milliards du budget défense programmée pour 2018 sera la seule consentie sur l’ensemble du budget de l’Etat ;

jamais, ces dernières années, il n’y aura eu une telle « vraie » hausse des crédits défense, laquelle permettra « une vraie réflexion capacitaire » ;

ce ministère de la défense n’est pas un ministère comme les autres, les militaires « engageant leur vie au quotidien », la place de la nation en dépendant, tout comme la sécurité de la population…

Passage en caisse

La ministre Florence Parly fraîchement nommée, a dû elle aussi « passer à la caisse » pour tenter à son tour de rassurer les armées… et paraître exister. Ainsi, elle a annoncé le dégel de 1,2 milliard de crédit (sur un total de 1,9 milliard bloqué au titre de 2017) : un déblocage qui aurait de toute façon eu lieu (5). Et assuré que les 850 millions prélevés sur les crédits 2017, au titre des économies demandées à tous les ministères, seraient de simples décalages d’acquisition de gros équipements, et n’auraient aucune conséquence sur le travail opérationnel des armées. La ministre, sans compétence dans le domaine de la défense (6), s’est d’autant plus empressée de courir derrière son président qu’elle avait imprudemment convenu, le 6 juillet dernier, « ne pas être en désaccord sur ce point », avec le général de Villiers, alors qu’il réclamait une rallonge de 3 milliards d’euros pour le financement des opérations extérieures et l’achat d’équipements, indispensables selon lui.

Même s’il s’agit d’une crise « plus inédite qu’historique », selon le commentaire par exemple de Bruno Dive, l’éditorialiste de Sud-Ouest (7), elle constitue un avertissement pour le nouveau pouvoir. Elle aura eu au moins le mérite de préciser les prérogatives des uns et des autres : au président, la conduite des armées au sens stratégique ; à la ministre, le budget ; et au chef d’état-major, la mise en œuvre en quelque sorte technique des armées, comme il a été rappelé.

Elle aura eu aussi pour effet de relancer le débat sur le financement de la défense et de la sécurité : « Voila des années que le feu couve entre les chefs d’état-major et le pouvoir politique, et seule l’autorité d’un Jean-Yves Le Drian avait permis d’éviter l’explosion. Des années que l’on exige trop des armées, avec trop peu de moyens », écrit Bruno Dive qui se demande s’il est bien raisonnable d’envoyer des soldats en opérations extérieures, et de les faire patrouiller — « en même temps », se moque-t-il — dans les rues de l’Hexagone, dans le cadre de l’opération Sentinelle — une mission qui, selon un récent reportage sur le « quotidien des soldats, talon d’Achille des armées (8) », ronge le moral des jeunes engagés, et risque de compromettre les futurs recrutements.

Pente dangereuse

En tout cas, pour le général Vincent Desportes, professeur à Sciences-Po (9), ce clash De Villiers-Macron serait « la plus haute crise politico-militaire en France depuis le putsch des généraux en 1961 » — rien de moins —, et cela même si plusieurs haut-responsables avaient démissionné ou avaient été limogés ces quarante dernières années, le plus souvent pour s’être opposés justement à des baisses d’effectifs ou de crédits. Pour l’ancien patron de l’école de Guerre, « la tension est énorme » au sommet de l’État et de l’armée : « Le président Macron n’a pas tenu ses engagements. Au Mali, face aux troupes, les yeux dans les yeux, il a promis de ne pas toucher au budget », assène Vincent Desportes pour qui il s’agit d’une « gifle » adressée à l’armée, un « mépris pour l’institution ».

Selon ce général, lui-même sanctionné en 2010 à la suite de la publication dans Le Monde d’un article critique sur la stratégie américaine en Afghanistan, « les armées ont terriblement souffert depuis un quart de siècle ». On leur a fait supporter l’essentiel des économies budgétaires et des baisses d’emplois publics, malgré la montée constante des risques et menaces.

Ce qui a entraîné une dégradation des conditions d’exercice du métier, de formation et d’entraînement, avec — pour Vincent Desportes — une accélération ces cinq dernières années, marquées par un suremploi des forces, une « addition d’engagements réactifs sans stratégie globale », qui n’ont produit « aucun résultat solide, ni en France, ni au Sahel, ni en Afrique noire, ni au Moyen-Orient ». Ce spécialiste en stratégie considère que les forces ont été dispersées sur de trop nombreuses missions, éparpillées dans de vastes espaces hors de mesure avec les moyens engagés, « sans jamais avoir pu déployer les masses critiques suffisantes pour transformer leurs remarquables succès tactiques en succès stratégiques durables ».

De nombreux officiers considèrent, comme le général Desportes, que ces surengagements combinés avec une sous-budgétisation, entraînent les forces armées sur la pente dangereuse du déclassement, à l’image de ce qu’avaient subi les forces britanniques il y a une quinzaine d’années : des taux de disponibilité opérationnelle des matériels catastrophiques ; un vieillissement accéléré de certains équipements ; des niveaux d’entraînement tombés sous les normes de l’OTAN — « alors même que notre armée est la plus engagée au combat », souligne Desportes —, des réformes « aberrantes » du soutien des troupes, menées au nom de la mutualisation, de l’externalisation, etc. — le tout faisant que l’autonomie stratégique de la France est mise à mal, aucune opération extérieure d’envergure ne pouvant être menée sans le soutien des armées américaines (renseignement, ravitaillement en vol, drones), ou de compagnies aériennes privées russo-ukrainiennes (transport lourd).

Autoritarisme juvénile ?

La plupart des militaires voient dans ces épisodes politico-budgétaires la signature de Bercy, le siège du ministère de l’économie et des finances, qui ne raterait aucune occasion de tailler des croupières aux armées, profitant cette fois de l’impréparation de la nouvelle ministre — « une gestionnaire qui ne connaît pas le monde militaire », souligne Michel Goya, qui rappelle qu’en 2014 Jean-Yves Le Drian, « qui avait un vrai poids politique », avait menacé de démissionner, ainsi que le chef d’état-major et les chefs des trois armées, au cas où Bercy obtiendrait les coupes budgétaires envisagées alors.

Pour les officiers supérieurs en retraite, souvent actifs dans les associations ou sur les réseaux sociaux, c’est le sentiment d’humiliation qui domine. Quinze d’entre eux ont écrit une lettre ouverte au président, publiée par Capital , où ils font état de leur « blessure profonde », et se plaignent de « l’autoritarisme juvénile » du président Macron.

Ces questions ne manqueront pas de resurgir à la fois à Toulon, du 3 au 5 septembre, dans le cadre de l’Université d’été de la défense. Mais aussi au fil de la préparation du rapport demandé par M. Macron sur l’avenir de l’opération Sentinelle, et de la mise en œuvre de la Revue stratégique dont les premières conclusions sont attendues dès octobre, avant la publication d’ici la fin de l’année d’un nouveau Livre blanc — le tout devant déboucher sur la discussion et l’adoption l’été prochain d’une nouvelle loi de programmation militaire couvrant les cinq ans à venir.

Complexe militaro-industriel

Si l’on veut que le modèle actuel d’armée reste pérenne, et que, contrairement à aujourd’hui, l’outil ne se dégrade pas plus vite qu’il ne se régénère, que le capital hommes-matériels-expériences se maintienne, voir se renforce, il faudra — selon Florent de Saint-Victor, sur son blog Mars attaque — que cette revue stratégique « donne la juste place à l’enveloppe budgétaire de 2 % du PIB consacrés à la défense, en euros courants, à l’horizon 2025 (soit au quinquennat suivant), hors pensions et hors opérations extérieures, dans le travail en boucle ambitions-aptitudes-moyens. Surtout que, la bosse budgétaire des programmes lancés mais non financés, celle du report de charges (la dette interne vis-à-vis des fournisseurs) et les besoins simplement nécessaires pour faire tourner le système en l’état pourraient bien à eux seuls, si aucun choix n’est fait, prendre tous les moyens supplémentaires disponibles. »

C’est dire si les défenseurs de l’outil militaire actuel ont encore du souci à se faire. Reste une autre politique plutôt radicale, à la Michel Onfray par exemple : « Si vraiment on veut faire des économies, indique-t-il sur son site, on ferait bien déjà d’arrêter les guerres et arrêter d’aller bombarder des gens qui ne nous menaçaient pas, et qui finissent par nous menacer depuis qu’on les menace nous-mêmes ». Mais, convient le philosophe-éditorialiste, ce n’est pas dans la stratégie d’un exécutif libéral « qui a besoin de faire savoir au complexe militaro-industriel qu’on travaille avec eux ». Ce qui, bien sûr, n’est pas faux non plus.

Sénégal : Tierno Monénembo appelle à la libération de Khalifa Sall


« Bientôt cinq mois que Khalifa Sall, le maire de Dakar croupit dans une cellule de prison. Son crime ? Détournement de fonds publics, dit-on. Cette accusation qui intervient à deux ans de la présidentielle et à quelques semaines des législatives ne trompe personne. À travers le monde entier, des voix prestigieuses et innombrables se sont élevées pour dénoncer son caractère politique c’est-à-dire partial et prémédité. Je voudrais, en toute modestie, y joindre la mienne. Le faisant je ne défends pas une personne — fût-elle un ami — mais un principe sacré et cher à l’Africain désenchanté que je suis : la justice si jamais ce mot a encore un sens dans un continent où le droit a tendance à s’incliner devant le fait du prince.

Car le cas Khalifa Sall n’a rien d’isolé. Il nous rappelle dramatiquement celui de Patrice Talon (Bénin), Moïse Katumbi (RDC), ou de Hamma Amadou (Niger) et sans doute, quelques dizaines d’autres moins médiatisés mais non moins cruels et injustes. Chez nous, les opposants versent automatiquement dans la délinquance quand ils sont populaires et surdoués, je veux dire, électoralement dangereux. Nos dirigeants, la plupart mal élus, paniquent à l’annonce des consultations : les juges font du zèle, les procès pleuvent et les actes d’accusation sont dignes d’un inventaire à la Prévert : sacrifices rituels ou empoisonnement, recel de vol ou de cadavre, prise illégale d’intérêt ou trafic de bébé.

Hier, on vous accusait de complot avant de vous soumettre à la “diète noire” de Sékou Touré ou de vous jeter aux crocodiles d’Amin Dada. Aujourd’hui — nous sommes en 2017 tout de même ! — on commence à goûter au formalisme juridique sans pour autant renoncer au poison de l’arbitraire. Après tout, gégène ou procès en sorcellerie, le résultat est le même du moment que l’on est seul à jouir des délices du pouvoir.

Le pouvoir ! Le culte du pouvoir ! L’obsession du pouvoir ! Le voilà, le véritable mal de l’Afrique, la source putride d’où tous les autres découlent. Les sociétés ne fonctionnent que si elles s’imposent des règles de vie précises, indépendantes des circonstances et des hommes. L’ennui avec nos dirigeants, c’est qu’ils n’obéissent à aucune règle, hormis celle de leurs intérêts immédiats. Ces messieurs échappent à tout contrôle : au rite traditionnel cher aux Anciens aussi bien qu’au code juridique moderne. C’est à peine s’ils n’ont pas droit de vie et de mort sur leur peuple malgré les timides avancées démocratiques observées ces dernières années. Et pour cause, ils sont passés maîtres dans l’art de briser les contre pouvoirs et de torpiller les institutions ! Tout opposant est un homme à abattre ; toute idée nouvelle, un projet à contrecarrer.

Khalifa Sall est un opposant doté de courage et d’intelligence, donc Khalifa Sall est un homme à abattre. Un jeune inconnu qui, dans la course à la mairie de Dakar, a successivement éliminé et le fils d’Abdoulaye Wade et le Premier Ministre de Macky Sall, est forcément dangereux.

Les Sénégalais savent que Khalifa Sall, et c’est le seul problème qui vaille, représente l’alternative la plus crédible aux présidentielles de 2019. Ne serait-ce que pour cela, il mérite qu’on le jette au bûcher en l’accablant des torts les plus fantaisistes. Celui d’avoir détourné non plus des deniers publics mais le cours du fleuve Sénégal, par exemple. »

Donald Trump et Kim Jong-un se renvoient la bombe

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North Korea — Pyongyang, Yanggakdo Hotel
cc (stephan)

Que M. Donald Trump ait choisi le jour anniversaire du bombardement nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki pour promettre « le feu et la fureur, comme le monde ne l’a jamais vu jusqu’ici », témoigne, si besoin est, de l’arrogance et de l’inconscience du président américain. De l’autre coté, l’ire et l’irresponsabilité du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, tiennent le monde en haleine. Le pire n’est jamais sûr mais l’escalade verbale peut dégénérer en affrontement meurtrier à la faveur (si l’on peut dire) de n’importe quel incident. Les menaces et la propagande n’ont jamais conduit à la paix. Mieux vaudrait négocier en partant de la réalité.

Un bouclier

Lire aussi Bruce Cumings, « Mémoires de feu en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, décembre 2004.La République populaire démocratique de Corée (RPDC) a fait de la bombe atomique une assurance-vie contre toute ingérence étrangère en général, américaine en particulier. Et de brandir l’exemple de l’Irak ou de la Libye. Pyongyang, qui a connu la puissance de feu des États-Unis lors de la guerre de Corée (1950-1953), est persuadé que l’Iran n’a échappé à l’invasion des troupes occidentales qu’en raison de son programme nucléaire. Il ne s’agit donc plus, comme du temps du père ou du grand-père, de négocier un gel du programme militaire contre de la nourriture. Kim Jong-un, qui estime que son frère ennemi du Sud est trop dépendant de Washington pour avoir une politique autonome, veut obtenir l’ouverture de négociations en direct avec les États-Unis pour une réelle reconnaissance. Rappelons qu’il n’y a toujours pas de traité de paix depuis 1953.

Propagande des faucons

Pyongyang est-il en mesure de lancer des missiles à tête nucléaire sur le territoire américain comme on l’entend ces jours-ci ou même d’atteindre la base US de Guam dans le Pacifique ? Les va-t-en-guerre américains l’assurent. D’autres experts sont plus circonspects, tel Siegfried Hecker, ancien directeur du laboratoire national de Los Alamos (USA) cité par Le Monde de ce jour, qui estime que Pyongyang « n’a pas l’expérience pour tirer une tête nucléaire suffisamment petite, légère et robuste ». Il faut donc ramener la menace à de justes proportions — même s’il ne faut pas sous-estimer les objectifs de la RDPC et encore moins les risques d’une décision intempestive de ses dirigeants.

Pékin n’en est pas à son premier embargo

La Chine est montrée du doigt et M. Trump se glorifie de l’avoir fait céder en la poussant à voter un renforcement des sanctions au Conseil de sécurité de l’Onu. Contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas la première fois que Pékin s’associe à des sanctions contre la Corée du Nord. Elle l’a déjà fait en mars 2013 (quand M. Barack Obama était président) après la reprise des essais, puis en 2016. En effet, Pékin voit d’un mauvais œil la nucléarisation de la péninsule coréenne et sait parfaitement que la colère nord-coréenne permet de justifier l’installation du puissant système antimissile américain Thaad sur le territoire sud-coréen, à quelques encablures de ses côtes…

Toutefois, les marges de manœuvre chinoises pour ramener Kim Jong-un à la raison sont faibles. Le président nord-coréen se moque comme d’une guigne des admonestations du président Xi Jinping. Les deux chefs d’État ne se sont jamais rencontrés : une première dans l’histoire des relations entre les deux pays. Certes, la Chine peut couper le robinet des importations et des exportations — elle l’a déjà considérablement réduit. Mais elle redoute un effondrement du pays qui amènerait un flot de réfugiés et des troupes américaines à ses portes. Et en Chine, certains dirigeants de l’armée s’alertent devant une telle perspective…

Posture française

La France, selon Christophe Castaner, porte parole du gouvernement, est « prête à mettre tous ses bons offices pour que nous puissions trouver une solution pacifique ». L’intention est louable mais elle relève de la posture : la France est le seul pays européen (avec l’Estonie) à ne pas avoir reconnu la RPDC. Elle est donc bien mal placée pour se poser en médiatrice.

Négocier enfin…

Lire aussi Philippe Pons, « La rationalité de Pyongyang », Le Monde diplomatique, mai 2017.Tout le monde reconnaît l’échec des politiques du bâton, de l’embargo et de la rupture. Comme le rappelle le ministre des affaires étrangère chinois Wang Yi, « les sanctions ne sont pas le but ultime » ; elles doivent inciter à négocier (6 août 2017). En juillet, juste avant cette nouvelle escalade, le nouveau président sud-coréen Moon Jae-in avait appelé à reprendre le dialogue interrompu par sa prédécesseure. Mais Pyongyang ne veut parler qu’avec Washington. Plus raisonnable que son président, le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson a rappelé qu’il faudra « à un moment ou un autre engager le dialogue » (1er août 2017). Le plus tôt sera le mieux.