Le taylorisme à la mode hippie

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« Alienation and Dehumanization in Technological Society »
cc photographymontreal

Le capitalisme numérique moderne, avec sa promesse de communication instantanée et permanente, n’a pas fait grand-chose pour nous débarrasser de l’aliénation (1). Nos interlocuteurs sont nombreux, notre divertissement illimité, la pornographie se télécharge vite et en haute définition. Pourtant, notre quête d’authenticité et de sentiment d’appartenance, aussi dévoyée soit elle, persiste bel et bien.

Au-delà des remèdes accessibles et évidents à notre crise d’aliénation : plus de bouddhisme, plus de méditation, plus de camps de désintoxication Internet, l’avant-garde numérique du capitalisme contemporain a envisagé deux solutions, respectivement inspirées de John Ruskin et d’Alexis de Tocqueville.

La première consistait à étendre la philosophie du mouvement Arts & Crafts, en célébrant la conception artisanale et romantique de John Ruskin, William Morris et leurs associés, au point de les introduire dans le royaume des imprimantes 3D, des graveurs laser, et des fraiseuses numériques.

Les fab labs et autres ateliers de fabrication numérique (de l’anglais makerspace) étaient censés fournir un refuge loin de l’aliénation du travail de bureau moderne, tout en rendant les moyens de production aux travailleurs. « Il y a quelque chose d’unique à fabriquer des objets, médite Mark Hatch, le PDG de TechShop dans son Maker Movement Manifesto, publié en 2013. « Ce sont comme des petits morceaux de nous-mêmes qui semblent incarner des parties de notre âme. »

Lire aussi , « Illusoire émancipation par la technologie », Le Monde diplomatique, janvier 2013.L’approche tocquevillienne consistait à utiliser des outils numériques pour faciliter les réunions de groupe dans le monde réel, de manière à inverser les tendances décrites par Robert Putnam dans son best-seller Bowling Alone. L’idée était que les réseaux sociaux permettraient aux gens de trouver des enthousiastes qui leur ressemblent, de former des groupes propices à l’avènement d’une société civile dynamique, selon l’idéal d’Alexis de Tocqueville.

Meetup.com, une plate-forme numérique créée au début des années 2000 pour faciliter les rencontres en chair et en os, en est un bon exemple. « Nous subvertissons la hiérarchie », proclamaient ses fondateurs, déclarant que même les membres d’organisations formelles ne devraient pas avoir besoin de l’approbation de leur direction pour se retrouver et discuter. S’inspirant de Bowling Alone, ils ont lancé un site qui a joué un rôle important dans le mouvement de soutien au candidat démocrate Howard Dean pendant les élections présidentielles américaines de 2004. Meetup.com a également contribué à l’émergence du Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle, M5S) en Italie. Aujourd’hui devenu parti politique, ce mouvement populiste n’était il y a dix ans qu’un petit groupe de citoyens en colère en quête d’outils de mobilisation sociale.

Que sont devenues ces deux approches ? Celle de John Ruskin a rencontré quelques difficultés, car de nos jours la distinction entre l’artisanat et la gentrification est assez floue. Les ateliers de fabrication numérique ont été très utiles à certains employés du capitalisme cognitif épuisés par leur travail de bureau abrutissant, mais ils ont aussi suscité la colère de ceux qui n’avaient pas la chance d’occuper des postes si enviables.

Prenons l’exemple de la Casemate, un fab lab basé à Grenoble, qui a récemment été brûlée et saccagée. Dans un communiqué publié sur le site Internet Indymedia, un collectif anarchiste revendique l’acte de sabotage en fustigeant les gestionnaires des villes qui ne pensent qu’à attirer les « start-ups avides de fric » et les geeks. La grande révolution des « makers » (« faiseurs » en français), prédite il y a quelques années par le Techshop de Mark Hatch, a déjà commencé à dévorer ses propres enfants : le 15 novembre dernier, Techshop a déposé le bilan.

La solution Tocquevillienne, quant à elle, se trouve dans une situation plus complexe. Fin novembre, le réseau social Meetup.com annonçait son rachat par WeWork, une start-up à 20 milliards de dollars qui conjugue la gestion de données personnelles et de biens immobiliers pour offrir, selon ses propres termes, « de l’espace à la demande », la dernière variante en date des classiques de la technologie moderne comme les « logiciels à la demande » ou des « infrastructures à la demande ».

Forte d’investisseurs comme Goldman Sachs ou la multinationale japonaise SoftBank — qui lui a versé 4,4 milliards de dollars en août dernier —, WeWork est bien plus qu’un simple réseau de 170 bâtiments répartis dans 56 villes et 17 pays. Non seulement sa valeur excède celle de Boston Properties, le plus grand groupe immobilier commercial coté en bourse, mais elle est plusieurs fois supérieure à celle des groupes qui possèdent bien plus d’espace.

WeWork doit sa réussite à son statut de plate-forme technologique dans la veine d’Uber et Airbnb. La logique est très simple : grâce à son développement rapide, elle peut extraire et analyser des données relatives aux usages directs ou indirects des espaces loués (« les bâtiments sont des ordinateurs géants », peut-on lire sur son blog). Elle peut se servir des données pour proposer aux locataires une grande flexibilité en termes d’espace, de fourniture et de conditions de location.

Cependant, la valeur de WeWork suggère que sa domination ne se limitera pas au secteur de l’immobilier, mais s’étendra à celui des services. Par exemple, en utilisant les données pour aider leurs clients à modifier et gérer leur espace de travail. La jeune start-up parie sur le fait que la gestion de l’espace et de l’immobilier, comme « l’informatique en nuages » naguère, deviendront bientôt un service proposé par une poignée de plates-formes gourmandes en données.

Éperonnée par un récent afflux de liquidités, WeWork se développe tous azimuts. Elle a créé des lieux de vie qui permettent de louer un appartement juste au-dessus de son lieu de travail, ainsi qu’un centre de sport et bien-être avec sauna et salle de yoga. Elle a acheté une école d’informatique qui s’avérera très utile si ses futurs membres doivent apprendre à coder. Elle a aussi annoncé l’ouverture prochaine d’une école élémentaire dans ses locaux de New-York, où les élèves seront traités comme des « entrepreneurs nés », afin que leurs parents débordés voient davantage leurs enfants — sur leur lieu de travail.

Lire aussi Stéphane Haefliger, « La tentation du “loft management” », Le Monde diplomatique, mai 2004. Sa principale innovation réside cependant dans son image de marque. Rares sont les entreprises de la Silicon Valley qui n’arborent pas d’intentions humanitaires, mais WeWork n’y va pas de main morte. « Notre valeur et notre taille actuelles, a récemment déclaré son co-fondateur Adam Neumann au magazine Forbes, s’expliquent bien plus par notre énergie et notre spiritualité que par le nombre de zéros de notre chiffre d’affaires. »

Cet homme d’affaires d’origine israélienne, qui a grandi dans un kibboutz, souhaite réaliser un projet hors du commun : un kibboutz high-tech qui ne s’encombre pas d’un égalitarisme imprégné de socialisme : « Nous construisons un kibboutz capitaliste », déclarait-il au journal Haaretz en juillet. L’ambition utopique de WeWork vise l’utilisation des big data — et non l’égalitarisme des premiers kibboutz — pour résoudre les problèmes professionnels ainsi que ceux de la vie moderne en général. L’aliénation, dans cette perspective, n’est pas une caractéristique intrinsèque du capitalisme mais un simple bug, que quelques données de plus suffiront à corriger. Et quelle meilleure manière de le faire que de dissoudre les vies hors-travail des individus dans leur vie au-travail ? Le kibboutz capitaliste alimenté en données se chargera de vous accueillir par votre prénom et de vous souhaiter un bon anniversaire.

Dans un entretien récent, Eugen Miropolski, cadre chez WeWork, explique que la start-up se donne pour mission de « créer un monde où les gens travaillent pour vivre, et non simplement pour gagner leur vie ». Alors qu’auparavant « les citadins se rassemblaient dans des mairies, des bars, des cafés et des espaces publics pour débattre des sujets du jour », WeWork aspire à créer « un lieu où les gens puissent se retrouver, parler, échanger des idées nouvelles et innover de manière collaborative. »

Ainsi, conclut Eugen Miropolski, « l’immobilier n’est qu’une plate-forme pour notre communauté ». La priorité, c’est d’optimiser tout le reste (crèches, salles de yoga, etc.), grâce aux génies des données qui travaillent pour WeWork. L’espace public, après avoir été privatisé à vue d’œil au cours des dernières décennies, est enfin rendu aux citoyens. À ceci près qu’il nous revient sous la forme d’un service commercial fourni par une entreprise numérique généreusement financée, non comme un droit fondamental pour tous.

L’approche de Tocqueville semble s’être essoufflée d’elle-même. Les membres de la société civile de Meetup continueront de discuter, mais à l’intérieur des locaux appartenant à WeWork. Et pour lutter contre l’aliénation, il faudra désormais analyser encore plus de données et tourmenter les esprits déjà torturés des travailleurs de l’économie cognitive qui, voulant échapper à leur lieu de travail aliénant, se réfugient dans le confort des ateliers de fabrication numérique et des réunions en face-à-face, pour découvrir que ces nouveaux espaces professionnels ont fini par envahir leur vie personnelle.

Lire aussi , « Le travail à la chaîne est-il mort ? », Le Monde diplomatique, septembre 2016.Si Frederick Winslow Taylor a dû déployer des efforts considérables pour extraire le savoir-faire des ouvriers dans les usines, WeWork repose sur une extraction des données omniprésente et permanente qui passerait presque inaperçue, car elle ne fait pas de distinction entre le domaine professionnel et les autres. Tandis qu’à la fin des années 1960, des intellectuels de gauche mettaient en garde contre l’émergence de « l’usine sociale », un monde où le travail et la logique de domination et de surveillance propres à l’usine contamineraient la société en général, WeWork suggère que le phénomène inverse est en train de se produire : la société est ramenée à l’intérieur de l’usine d’aujourd’hui, soit le bureau moderne, mais dans des conditions qui ressemblent à s’y méprendre au paradigme tayloriste.

Ces startups ont beau avoir des allures hippies, les processus sous-jacents n’en restent pas moins tayloristes. Le rachat de Meetup par WeWork initie une nouvelle phase dans la lutte contre l’aliénation : l’approche tocquevillienne a fait place au taylorisme hippie.

Au nom de la nation

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« APRES LA MORT »
cc Richard Grandmorin https://flic.kr/p/dsM1JP

Lors de l’hommage national rendu à Jean d’Ormesson, le vendredi 8 décembre 2017, soudain, « le ciel a viré au bleu, comme s’il ne pouvait en être autrement (1) » : exemple parmi d’autres de l’élan d’admiration qui a animé, sans faiblir, ceux que Léon Bloy jadis nommait « les gagas des journaux » ainsi qu’un nombre marquant de politiques. Pudiquement, une gaze fut jetée sur le journaliste d’Ormesson, celui qui écrivait en 1975 dans Le Figaro, dont il était alors directeur général, au moment de la chute de Saïgon : « Et Saigon est libéré dans l’allégresse populaire. Libéré ? L’allégresse populaire ? », ce qui suscita une belle chanson de Jean Ferrat en riposte — « Ah, monsieur d’Ormesson, Vous osez déclarer Qu’un air de liberté Flottait sur Saïgon »… Le doux d’Ormesson « représente la bienveillance », comme dit François Busnel, on n’insistera donc pas sur ses mots en 1983 sur France Inter à l’encontre du directeur du journal L’Humanité , Roland Leroy — « vous avez été ignoble, comme d’habitude »… Mais chacun saura qu’il reprit un vers de Louis Aragon, comme titre d’un de ses livres, et que ce vers, « je dirai malgré tout que cette vie fut belle »… fut même à l’honneur lors de l’hommage, sur le livret de messe, splendide oecuménisme. D’ailleurs, il affirmait son admiration pour le poète, ce qui prouve bien qu’il n’était pas sectaire — et le porte-parole du Parti communiste français a salué « son regard sur le monde ». Bref, comme l’ont dit Les Inrocks, il était « charmant », quant à La Croix, c’était « Jean d’O le Magnifique », ce que résume, dans la matinale de France Inter (6 décembre), Fabrice Luchini : « il incarnait la grande aristocratie », « il a réussi sa vie »,« il était du côté de la légèreté ». Que cela donne droit à un hommage de la nation, avec messe en prime, manque un peu d’évidence.

C’est peut-être dans l’allocution du président de la République qu’on trouve quelques pistes contribuant à expliquer ce remarquable honneur. M. Emmanuel Macron s’est montré particulièrement inspiré en évoquant celui qui, « antidote à la grisaille des jours », nous aurait enseigné « que la liberté et le bonheur restent à portée de main, et que la littérature en est le meilleur viatique », ce qui est un propos d’un vide si profond qu’il en donne le vertige.

À l’évidence, ce n’est pas vraiment l’œuvre qui est saluée, quand bien même le président de la République s’emploie à en chanter la « palette », et d’ailleurs, personne à ce propos ne crie au talent étourdissant. C’est bien plutôt ce que Jean d’Ormesson incarnait, c’est-à-dire, selon M. Macron, dans la tribune qu’il écrivit pour l’occasion (Le Figaro, 5 décembre) « le meilleur de l’esprit français ». Il n’est pas sans intérêt de regarder d’un peu près ce qu’est cette quintessence :

« La France est ce pays complexe où la gaieté, la quête du bonheur, l’allégresse, qui furent un temps les atours de notre génie national, furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité. On y vit le signe d’une absence condamnable de sérieux ou d’une légèreté forcément coupable. Jean d’Ormesson était de ceux qui nous rappelaient que la légèreté n’est pas le contraire de la profondeur, mais de la lourdeur. »

« Furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité ». Le terme est fort, d’autant qu’il n’est pas très loin de l’adjectif « national », et évoque, de façon subliminale, l’indignité nationale dont furent « frappés » certains à la Libération… Et cette dénonciation officielle d’un supposé esprit de sérieux tout-puissant, qui aurait « condamné » la gaieté, a comme un air de famille avec l’esprit des « hussards », ces écrivains des années 1950-1960, assez frénétiquement hostiles à l’existentialisme et au marxisme, dont Roger Nimier fut le héraut, qui se voulaient dandies, trop sensibles au tragique de la vie humaine pour ne pas en célébrer la frivolité, ennemis de tout engagement, mais s’inscrivant, avec une ardeur désinvolte, quand même… fermement à droite.

Lire aussi , « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.En bref, Jean d’Ormesson, qui fut un commentateur politique multimédia persévérant, ami de Nicolas Sarkozy et en général des puissants, se revendiquant d’une « droite gaulliste mais européenne » mais avec « beaucoup d’idées de gauche », sans autre précision, soutien de François Fillon mais votant Emmanuel Macron au deuxième tour, parce qu’élégamment dégagé de toute idéologie enfermante, représentait le goût de la France pour le bonheur, à l’opposé des tristes, des pédants, de cette armée de « on » englués dans le sérieux de leurs convictions, et qui basculeraient vite dans la mise en procès de ceux qui préfèrent l’art de vivre : quoi de plus important, pour un mortel, que la fragile « quête du bonheur », merveilleusement individuelle, au-dessus des passions tristes, vouée à l’essentiel, éternelle et intemporelle, détachée des contingences matérielles ? Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, la profondeur, mais elle reste discrète : « Nous entrerons dans le secret de cette âme qui s’est si longtemps prétendue incrédule pour comprendre qu’elle ne cessa d’embrasser le monde avec une ferveur mystique, débusquant partout, au cœur de son ordre improbable et évident, ce Dieu, au fond si mal caché, dont vous espériez et redoutiez la présence et qui, peut-être, dans quelque empyrée, vous dit enfin : “La fête continue.” » Car que serait « l’esprit français » s’il n’y avait, au fin fond, la quête de Dieu ? On se demande ce qu’aurait répondu le très insolent Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, le créateur du Barbier de Séville, un nommé Figaro…

Ce serait donc là l’ensemble de raisons qui ont valu à Jean d’Ormesson de recevoir l’hommage de la nation : il en aurait symbolisé la meilleure part. Il est difficile et de ne pas éprouver quelques doutes, et de ne pas remarquer que ses qualités tant vantées sont de façon caractéristique, celles d’un temps et d’une classe fantasmés : un temps où les excès « partisans » n’auraient pas eu lieu — ceux de la Révolution et ses successeurs —, où l’on pouvait s’entendre entre gens d’opinions diverses mais de bonne compagnie, une classe qui… a la classe, c’est-à-dire, pour ceux qui n’en font pas partie mais qu’elle fait rêver, l’élégance de la bonne éducation, l’insolence feutrée de qui sait qu’il détient les clefs du bon goût, et les repères et valeurs traditionnels des notables, sur lesquels il convient de ne pas s’appesantir, comme le ferait un petit bourgeois. À droite, mais pas trop. Croyant, mais en supplément d’âme. Brillant, mais à portée de tous. Lettré, mais sans excès. Le peuple autrefois a suivi le cercueil de Victor Hugo, qui avait su écrire une de ses plus belles légendes avec Les Misérables, et n’avait pas craint, très progressivement certes mais une fois le choix fait, avec puissance, de choisir son camp. Aurait-on les symboles qu’on mérite ?

Peur des revenants au Sahel

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L’instabilité au Sahel affecte le tourisme du désert en l’Algérie
cc Magharebia

L’Afrique a toujours du mal à mettre en œuvre des forces de paix « indigènes », dans un cadre régional, et encore plus à une échelle continentale, au point de se reposer encore largement sur les missions de l’ONU, ou sur les opérations militaires françaises quand il y a urgence. Il y a pourtant des progrès dans la responsabilisation de certains acteurs africains du maintien de la paix, comme le souligne Hugo Sada (1) dans une note publiée en novembre dernier, dans le cadre de la quatrième édition du Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique.

Ainsi, le sommet de l’Union africaine en juillet 2016 a ratifié l’objectif d’un financement par les États africains de 25 % du coût des opérations africaines de paix, notamment à travers la création d’un fonds africain pour la paix qui serait alimenté par une taxe de 0,2 % sur les importations — objectif qui est régulièrement rappelé depuis. L’avenir, selon Sada, est à des déploiements plus rapides, des mandats plus offensifs, et des coûts moindres que dans le système onusien (2).

Pleine capacité

Ce sera sans doute le profil de la force régionale du « G5 Sahel », lancée en 2017. Elle rassemble le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Tchad — cinq pays frappés par les attaques de groupes djihadistes : ces derniers font régner la terreur dans les confins désertiques de ces pays, mais aussi dans leurs capitales et grandes villes, par des attentats et autres exactions de type terroriste.

Imaginée sur la lancée des engagements militaires tchadiens au nord-est du Nigeria (contre Boko Haram) et au nord du Mali (aux côtés des Français), l’opération conjointe des cinq États sahéliens a pris forme cette année après plusieurs réunions de haut niveau, puis la création d’un état-major intégré installé à Sévaré, au Mali, et enfin le lancement fin octobre d’ une première opération baptisée « Hawbi », dans la zone fes « trois frontières » (nigéro-burkinabé-malienne). La force G5 Sahel devrait atteindre en principe sa pleine capacité opérationnelle à partir de mars prochain. A terme, elle pourrait comprendre jusqu’à 5000 hommes.

Lire aussi , « Le Tchad, puissance de circonstance », Le Monde diplomatique, juin 2016.Pour une fois, les obstacles politiques semblent levés — à l’exception peut-être de l’agacement du Sénégal, qui aurait voulu être associé plus étroitement à cette initiative régionale. Le G5 Sahel a en tout cas reçu la bénédiction de l’Union africaine, ainsi que le feu vert de principe de l’ONU, à travers la résolution 2359 (mais sans engagement financier à ce stade). Et, bien sûr, l’encouragement français. Le Tchad, bien qu’économiquement exsangue, s’en veut moteur sur le plan militaire, grâce à son armée particulièrement aguerrie, qui a fait ses preuves à nouveau ces dernières années sur les terrains malien ou nigérian, et en a payé le prix du sang.

Génération difficile

Mais, « s’agissant de pays qui font partie des plus pauvres de la planète, générer une force à partir de leurs propres armées, qui manquent déjà beaucoup de moyens, est d’autant plus difficile », reconnaît le général Bruno Guibert, commandant depuis juillet dernier de la force française « Barkhane », que le G5 Sahel pourrait remplacer dans un terme plus ou moins lointain. En attendant, il manque à ces armées sahéliennes — et donc à cette force régionale en cours de « génération » — des outils de combat majeurs, des moyens de renseignement, de mobilité tactique, et de soutien du combattant, pour être en mesure d’agir efficacement sur un territoire d’environ sept millions de km2 (douze fois la superficie de la France).

Sur les 250 millions d’euros envisagés nécessaires dans un premier temps pour démarrer cette force, 108 millions ont été promis dès la mi-novembre : 50 au titre des contributions des États-membres du G5 ; 50 de la part de l’Union européenne ; et 8 en dotations d‘équipement de l’armée française. S’y ajoutent 60 millions de dollars attribués par le gouvernement américain aux pays-membres du G5, sous forme bilatérale. Le reliquat devrait être trouvé en écho à la « réunion de soutien » au G5 organisée ce 13 décembre à la Celle Saint-Cloud, près de Paris (3). A cette occasion, le gouvernement saoudien, par la voix de son ministre des affaires étrangères, a confirmé vouloir appuyer le G5 Sahel à hauteur d’une centaine de millions de dollars.

Ayant fait valoir que la sécurité au Sahel conditionne en partie celle de l’Europe, la France milite pour une implication plus significative de ses partenaires européens, cantonnés jusqu’ici à une prise en charge de la formation des unités de l’armée malienne, ou à des soutiens opérationnels ponctuels — à l’exclusion de toute mise en oeuvre d’une capacité offensive. Paris préconise aussi une prise en charge plus active de la sécurité au Sahel par les forces armées nationales, alors que, de son côté, la force des Nations unies au Mali (Minusma), faute d’un mandat plus robuste, reste relativement impuissante, avec des pertes qui en font, selon Macky Sall, président du Sénégal, « la force de paix la plus meurtrie de l’histoire du continent ».

À flux tendus

Le G5 Sahel a d’ailleurs été créé en décalque africain de la force Barkhane, actuellement déployée à l’échelle de ces cinq pays. Le format actuel de l’opération française est de 4 500 hommes, sur un territoire grand comme l’Europe, avec 500 véhicules, une cinquantaine d’aéronefs de tous types, une douzaine d’implantations, et une logistique à flux tendu — le tout commandé depuis N’Djamena (Tchad). C’est tactiquement insuffisant, mais ne risque pas d’être revu à la hausse, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires, mais aussi finalement politiques : il ne faudrait pas que « l’empreinte » des militaires français soit trop voyante…

Reste que, trois ans après sa création, Barkhane marque le pas : l’adversaire, bien que limité en nombre — moins d’un millier d’hommes —, s’est dilué en une myriade de groupes et commandos composés de quelques hommes, difficilement identifiables, qui s’attaquent aux points faibles (casernes de gendarmes, unités de la Minusma, bus civils, etc. (4)), si bien que l’insécurité a gagné des régions jusque-là épargnées, comme le centre du Mali. Alors qu’une élection présidentielle est prévue l’an prochain au Mali, et que les accords de paix signés à Alger et à Bamako en 2015 ne sont que très partiellement appliqués, le général Guibert relève que « tout le monde n’a pas forcément intérêt, au Mali principalement, de voir les accords d’Alger mis en œuvre : vous avez une collusion, manifeste bien souvent, une porosité entre les groupes armés signataires de l’accord et les groupes terroristes ».

Contrôle de zone

Pour ces raisons, et aussi parce que Paris ne souhaite pas donner l’impression que l’armée française est appelée à stationner éternellement dans ces parages, le mode d’intervention de Barkhane est appelé à évoluer : après les opérations antiterroristes « coups de poing » montées à partir de bases, contre des groupes ravitaillés depuis le sud de l’Algérie ou de Libye, on passerait à une « opération de contrôle de zone sur la durée », avec :

plus de mobilité, mais dans des secteurs plus ciblés ;

transfert accéléré aux autorités maliennes ;

action mieux coordonnée des militaires avec l’ensemble des opérateurs (administration, développement, humanitaire), dans le cadre d’une approche « beaucoup plus interministérielle et globale », comme plaide le général Bruno Guibert ;

recours, lorsqu’ils seront disponibles (2018-19), à des drones armés (5).

Après la mort de plusieurs de leurs soldats dans une embuscade à Tillabéri, au Niger, les Américains — qui disposent d’une importante base de drones d’observation mis en œuvre à partir de Niamey, au Niger, et à la fin de l’année prochaine à partir d’Agadez, au nord du pays — ont également décidé en octobre dernier de doter ces aéronefs de missiles (comme c’est déjà le cas pour les drones déployés dans leur base à Djibouti). Pour eux, la mise en œuvre des drones armés sera donc beaucoup plus rapide que pour les Français.

Lire aussi , « Le djihadisme sous la loupe des experts », Le Monde diplomatique, décembre 2017.Cette escalade militaire peut rassurer des gouvernements, puisqu’elle permet un traitement en temps réel de la probable ou supposée menace ; mais elle inquiète aussi certains observateurs qui s’interrogent sur la militarisation du Sahel depuis le déclenchement en 2013 de l’opération Serval, ses faibles résultats « techniques » et ses possibles retombées politiques : « Des drones armés français et américains dans le ciel ouest-africain, ca vous rassure ? », demande par exemple dans une tribune récente sur le site Wathi Gilles Yabi, ancien animateur du bureau Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group (ICG).

« Tout se passe, écrit-il, comme si les modalités de la guerre contre le terrorisme sous pilotage stratégique extérieur ne pouvaient pas s’avérer aussi dangereuses pour les perspectives de paix et de sécurité en Afrique de l’Ouest que le mal terroriste qu’elle est censée traiter. Est-ce une si bonne nouvelle pour les populations des pays sahéliens, qui vivent pour leur majorité dans des conditions économiques, sociales et environnementales spartiates, de savoir que leurs territoires seront survolés par des engins volants pilotés à distance capables d’éliminer à tout moment des ennemis choisis souverainement par Paris ou Washington DC ?

Lequel des États de la région est capable de fixer des lignes rouges à ne pas dépasser à ses partenaires américains et européens dans le déploiement de leurs actions offensives ? », poursuit Gilles Yabi, qui s’inquiète des « dommages collatéraux » créés au sein de la population par les tirs plus ou moins ajustés de ces robots-tueurs, qui deviendraient autant d’arguments en faveur de la propagande et du recrutement des groupes djihadistes du Sahel.

Une stratégie européenne pour la gauche

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Perdre le Nord au Sud
cc claveirole

Avec l’admirable conscience professionnelle des boussoles qui indiquent le Sud, Jean Quatremer et ses semblables n’ont pas manqué de décréter la question de l’euro définitivement « tranchée » par l’élection de Macron (1). Mais, à la fin des fins, qu’une boussole indique le Sud n’est pas un problème, pourvu qu’elle l’indique avec constance — ce qui est assurément le cas en l’occurrence. Il n’y a plus qu’à regarder dans la direction opposée pour s’orienter avec sûreté. La prédiction australe posée, nous savons donc maintenant avec certitude que « la question européenne » est tout sauf close, et qu’elle ne manquera pas de revenir. Pour une bonne et simple raison d’ailleurs : c’est que, par paraphrase inversée du Manifeste du parti communiste, un spectre hante la gauche — l’Europe. Si la dernière élection a confirmé quelque chose, c’est bien que l’euro est l’hypothèque posée sur toute stratégie de conquête du pouvoir à gauche. Même les débris de la social-démocratie ont fini par s’en apercevoir, un peu tard cependant, et, mettant les bouchées doubles pour rattraper un si long silence, pensent avoir trouvé avec le « parlement de l’euro » de quoi racheter vingt-cinq ans d’errements. C’est que, si plus personne ne croit, ni même ne peut entendre, la promesse devenue outrageante de « l’Europe sociale », celle de « l’Europe démocratique » a pris le relais — en apparence plus fraîche, mais en réalité aussi résolument creuse.

Pathétique « parlement de l’euro »

Lire aussi Dieter Grimm, « Quand le juge dissout l’électeur », Le Monde diplomatique, juillet 2017.Et comme toujours portée par la passion des intellectuels sociaux-démocrates, à qui les rudiments d’une éducation matérialiste font décidément défaut, passion pour les abstractions de papier, les vœux sans moyen, les projets sans force, littéralement : les jeux de mots. Et aussi la transfiguration des queues de cerises. Ainsi de celle qui a conduit pendant la campagne les conseillers de Benoît Hamon à se griser d’un « Traité de démocratisation pour l’Europe » (2) dont la lecture donne rapidement la mesure de ce qu’il ambitionne de démocratiser, à savoir à peu près rien. Car on sait très bien où se situe la négation démocratique de l’Union monétaire européenne : dans les traités de l’Union. Cela même que les auteurs déclarent n’avoir aucun projet de toucher. Si bien que la question se ramène à deux simplissimes équations (en fait une seule et même) : traités inchangés = anti-démocratie persistante ; démocratisation réelle = traités réécrits.

Évidemment, pour échapper à cette rude vérité, le mieux est encore d’ignorer froidement toute définition minimale de la « démocratie », dont il faut expliquer à ces braves gens que le mot « parlement » n’y suffit pas. Car c’est très beau un parlement, mais c’est encore mieux si l’on sait de quoi il aura à connaître – et surtout de quoi il n’aura pas. C’est qu’en principe la réponse à la question du périmètre des prérogatives est : tout. Et en effet, personne n’imaginerait communauté politique assez tordue pour s’interdire à elle-même de décider en matière de monnaie, de budget, de dette, ou de circulation des capitaux, c’est-à-dire pour s’amputer volontairement des politiques qui pèsent le plus lourdement sur la situation matérielle des populations. Personne n’imaginerait, donc… sauf, au contraire, projet à peine caché de sanctuariser un certain type de politiques économiques, favorables à un certain type d’intérêts, avec en prime, pour verrouiller l’édifice, l’investissement névrotique spécial d’un pays qui se raconte depuis plus d’un demi-siècle que l’orthodoxie monétaire et budgétaire est le seul rempart contre le nazisme…

Il y a deux choses à faire des bâtons tordus : les détordre ou les repeindre avec de jolies couleurs. Sans grande surprise, le « parlement de l’euro » imaginé par les castors juniors a choisi l’option Ripolin. De quoi la belle assemblée aura-t-elle le droit ? Essentiellement de « se prononcer », de « participer à des échanges de vues », d’entrer dans des « dialogues de gouvernance », de faire des « résolutions », des « recommandations » (3) même ! Elle peut par exemple mettre un tutu pour intervenir tout en beauté dans les procédures de déficit excessif (art. 8). Le commentaire à ce moment précise qu’elle possède également « la capacité d’amender et de modifier les préconisations de l’eurogroupe qui doit tenir compte de ses observations » (art. 8-3, c’est moi qui souligne) – léger moment de rêve éveillé des auteurs car la rédaction de leur propre article lui-même ne souffle pas mot de ce « devoir ».

Soyons justes : à son meilleur, le projet donne au parlement barre sur les memoranda dans les cas d’assistance financière. Et cela, cette fois, il l’écrit pour de bon. Moyennant quoi il décidera souverainement… de la vitesse et des modalités par lesquelles un État-membre doit se conformer aux règles des traités. Dont il va sans dire que, pour leur part, elles demeureront inchangées. Et que les États-membres continueront d’y être indéfiniment assujettis. Donnons un exemple simple : la « démocratisation » restera de marbre face aux rabotages d’APL, aux hausses de CSG, aux coupes budgétaires obtuses, et à l’AP-HP saignée, pour mettre le budget Macron dans les 3 % – on ne parle ici même pas de l’idée folle de restreindre la circulation des capitaux, ou de taxer les importations les plus socialement ou les plus écologiquement scandaleuses.

Aussi illusoire que « l’Europe sociale », « l’Europe démocratique »…

Au vrai, c’est un sourd sentiment d’échec intériorisé qui transpire du ronflant « traité de démocratisation de l’Europe ». Lequel, anticipant les conditions de sa propre ratification, avertit déjà qu’il est possible d’envisager une entrée en vigueur « sans l’un des grands pays, par exemple l’Allemagne » (4) (op. cit., p. 44). « Par exemple », mais c’est juste un exemple. Donné comme ça. L’idée qu’une non-ratification par l’Allemagne pourrait avoir quelque incidence quant au maintien de son appartenance à l’eurozone ; que, dans ces conditions, l’Allemagne en réalité partie, l’euro aurait peine à continuer de se nommer « euro » ; que, l’Allemagne probablement suivie par d’autres, il s’agirait, eh bien, de l’explosion historique de l’euro ; et qu’en fait on aura remballé vite fait le grandiose projet de « démocratisation » plutôt que de risquer si affreux dénouement, toutes ces idées un peu sombres sont heureusement passées sous silence pour ne pas créer d’inutiles inquiétudes.

C’est qu’en effet, on n’a pas fini de se faire du mouron si on regarde un peu mieux de ce côté-là. Car, entre la simple possibilité de perturber les souverains memoranda de l’eurogroupe et, pire encore, l’immixtion de l’assemblée dans les affaires de la BCE (notamment ses objectifs d’inflation), fut-ce par de simples « résolutions » (art. 10), il faut le dire tout net aux auteurs, qui en ont d’ailleurs vaguement l’intuition : ils peuvent toujours se fouiller pour faire avaler ça à l’Allemagne.

La déroute en rase campagne à laquelle se trouverait d’avance promise jusqu’à cette inoffensive bluette, par ailleurs entièrement dépourvue de la moindre stratégie de construction d’un rapport de force, a au moins la vertu de rappeler avec netteté les termes réels de l’équation européenne à gauche :

1. Il n’est pas de politique progressiste qui ne verrait ses dispositions les plus centrales interdites par les traités européens.

2. Soustraire les contenus substantiels de certaines des plus importantes politiques publiques aux délibérations d’une assemblée ordinaire, pour les sanctuariser dans des traités ne répondant qu’à des procédures de révision extraordinaires, est une anomalie qui disqualifie radicalement toute prétention démocratique.

3. Seule une révision des traités propre à instituer un véritable parlement, auquel serait rendue l’intégralité des domaines de décision actuellement hors d’atteinte de toute redélibération souveraine, est à la hauteur du projet de rendre l’Europe démocratique.

4. En l’état actuel des choses, une telle révision fera l’objet d’un refus catégorique de l’Allemagne qui, serait-elle mise en minorité dans le débat européen, préférerait l’intégrité de ses principes à l’appartenance à l’Union.

Que ce soit sous l’espèce d’un parlement pantomime, en fait privé de toute voix au chapitre sur les questions fondamentales et réduit à la figuration résiduelle, ou bien, a fortiori, sous toute proposition qui envisagerait d’aller plus loin, l’Allemagne (sans doute accompagnée) dira non. On peut donc si l’on veut persister dans l’erreur ou la cécité volontaire un certain temps, mais pas trop quand même. Comme jadis « l’Europe sociale », « l’Europe démocratique » n’aura pas lieu (5). Il s’ensuit que, si elle reste accrochée à l’illusion d’un « autre euro », c’est la gauche au pouvoir qui n’aura pas lieu non plus.

Le dilemme européen de la gauche

C’est en cet inévitable point de décision que se forme pour elle un dilemme stratégique, dont la tension interne est suffisamment vive… pour mettre en désaccord les deux co-auteurs de L’Illusion du bloc bourgeois (6) ! Pour Stefano Palombarini (7), la perspective de sortie de l’euro ne saurait s’envisager dans le cadre du bloc électoral de gauche actuellement constitué, certaines de ses fractions hurlant au « repli national » à l’énoncé de cette seule idée. D’un certain point de vue, il a raison. Le débat à gauche sur l’euro depuis 2010 a suffisamment montré de quelles divisions il était parcouru. Et c’est bien de ce réflexe épidermique que témoigne la persistante chimère de « l’autre Europe » à laquelle le désastre grec n’a pas suffi à tordre le cou – et dont les errements obstinés à la recherche du « parlement de l’euro » sont l’expression la plus pathétique. S’il est un seul obstacle qui ait fait opposition au retrait de Hamon pour Mélenchon, jusqu’à lui faire préférer l’humiliation à une victoire de la gauche, c’est bien la question européenne.

Lire aussi Bruno Amable, « Majorité sociale, minorité politique », Le Monde diplomatique, mars 2017.Bruno Amable, partisan plus résolu de la sortie, objecte que si vraiment cette question était à ce point déterminante, et si le bloc européiste pesait du poids qu’on lui prête, le président Macron, qui lui donne toute satisfaction en matière de ligne européenne, n’aurait pas dégringolé aussi brutalement dans les sondages. Il n’a pas tort non plus.

Mais comment peut-on donner simultanément raison à deux arguments en apparence aussi contradictoires ? C’est, précisément, qu’ils ne le sont qu’en apparence, en tout cas du point de vue de la « logique politique », à défaut de la logique tout court. Si la production des opinions politiques était une affaire de rationalité pure et parfaite, ça se saurait. En réalité ce qui se sait, c’est que ça ne l’est pas. Il existe par exemple toute une fraction de l’opinion à gauche qui désapprouvant, parfois avec véhémence, les contenus particuliers des politiques européennes, et les contraintes qui s’ensuivent sur la conduite des politiques nationales, ne se cabre pas moins à l’idée générale, pourtant conséquente, de rompre avec l’euro. Ceux-là tribuneront à répétition contre l’« Europe austéritaire », mais sitôt qu’on leur posera la question d’en sortir répondront « surtout pas ! ».

Ce sont là les asymétries, et les claudications, dont est coutumière la fabrication des idées politiques, individuelles et collectives. Inutile de s’en affliger trop longtemps, c’est ainsi : la politique est aussi une affaire d’affects. S’il est d’ailleurs une « réussite » à mettre au compte de l’entreprise européenne, c’est bien d’avoir lié l’idée de toute dissolution de l’Union à des affects de peur, peut-être même faudrait-il dire de terreur, en tout cas d’une intensité sans pareille, au point d’écraser tout ce que fait naître par ailleurs de dissentiments bien-fondés le détail des politiques européennes concrètes. De ce point de vue, le cas de la Grèce en offre peut-être l’illustration la plus tragique, qui, au fin fond du martyre européen et voyant pourtant la porte de la cage s’ouvrir, aura encore préféré rester auprès de son bourreau. Le cas le plus impressionnant demeurant celui de Varoufakis qui, tabassé de première et mieux placé que quiconque pour savoir ce qu’il en est vraiment, n’en continue pas moins de rêver d’y retourner – pourvu qu’on mette des rideaux à fleurettes aux barreaux ?

Le verrou de la classe éduquée

Il faut prendre la situation passionnelle de la question européenne comme elle est, et plutôt que de la déplorer se demander ce qu’on peut en faire. À cet égard, c’est bien la classe éduquée qui est le lieu névralgique de cette situation. Se croyant la pointe avancée de la rationalité dans la société, elle en est en fait le point d’incohérence par excellence : car c’est bien elle qui, plus que tout autre, est en proie aux affects de peur, sublimés en humanisme européen et en postures internationalistes abstraites lui permettant, croit-elle, de tenir le haut du pavé moral – quel qu’en soit le prix économique et social. C’est bien elle, partant, qui n’en finit pas de chercher dans « l’autre Europe » ou dans « le parlement de l’euro » un refuge imaginaire, une résolution fantasmatique à ses contradictions intimes. Et c’est donc avec elle, comme le note Palombarini, que, pour son malheur, une stratégie politique à gauche doit compter.

Lire aussi Richard V. Reeves, « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.Comment alors tenir un arc de forces qui aille des classes populaires, expérimentant elles de première main le dégât des politiques européennes et par là moins en proie aux scrupules précieux de l’européisme, jusqu’à la bourgeoisie éduquée de gauche à qui sa sensibilité écorchée fait de toute idée de rompre avec l’Europe un motif de crise hystérique. Il est absolument hors de doute qu’aux premières il faudra donner la sortie de l’euro car, elles, vivent la chose dans le concret. C’est à la seconde qu’il faut réserver un traitement spécial – c’est-à-dire trouver quelque chose à lui accorder. En réalité il y a matière.

C’est qu’on peut au moins lui reconnaître d’exprimer, fut-ce dans l’incohérence ou le mépris pour ceux qui, de l’Europe, payent vraiment le prix, une préoccupation légitime : oui, défaire un arrangement international, si désastreux soit-il, emporte la possibilité de la régression nationaliste, et s’il y a plusieurs façons de sortir de l’euro, toutes sont loin d’être également bonnes. C’est bien pourquoi la stratégie de l’« union de tous les souverainismes » est le commencement de la perdition (8). Et c’est pourquoi, pareillement, il n’est pas de sortie par la gauche qui n’affirme ses caractères propres. Les premiers d’entre eux tenant bien sûr à la nature des objectifs qu’on y poursuit, en l’occurrence la réduction drastique des marges de manœuvre du capital, et le rebasculement du rapport de force, tel qu’il se trouvera déterminé par le nouvel état des structures, en faveur du travail. Mais les « caractères propres » s’affirment aussi dans la nature des nouveaux rapports internationaux dont on envisage la reconstruction post-exit.

Une perspective historique de rechange

Il est bien sûr de la dernière imbécillité de prétendre qu’un pays sortant de l’euro, de l’UE, ou de toute autre organisation internationale, par-là même se coupe du monde. Il faudrait par exemple avoir l’angoisse du « repli » en roue libre pour soutenir que le Brexit, pourtant prototype d’une sortie par la droite, à forts relents nationalistes même, va néanmoins transformer la Grande-Bretagne en royaume-ermite… Cependant une ligne de gauche se reconnaît, précisément, à ce qu’elle ne se contente pas de ce minimum syndical. C’est ici que l’internationalisme réel trouve avantageusement à se substituer à l’internationalisme imaginaire (9) – qui, pour satisfaire ses aspirations posturales, finit par défendre la monnaie de Francfort, les traités de libre-échange, et la libre circulation des capitaux.

En quoi consisterait alors la contribution de l’internationalisme réel à la résolution du dilemme européen pour la gauche ? À ne pas laisser la classe éduquée orpheline d’Europe, et à lui donner une perspective historique européenne de rechange. C’est-à-dire à la convaincre que déposer son objet transitionnel, l’euro, ne la prive pas de tout, lui permet encore de croire à ce qu’elle aime croire, et à quoi d’un certain point de vue elle a raison de croire, à savoir : en toute généralité l’effort de décentrer les peuples nationaux, de les rapprocher autant que se peut, en commençant logiquement par l’échelle européenne. Mais pas non plus de n’importe quelle manière, ni à n’importe prix (le plus souvent payé par d’autres…), c’est-à-dire en cessant de couler inconsidérément ce désir internationaliste bien-fondé dans les pires propositions, les propositions de l’économisme néolibéral – l’internationalisme de la monnaie, du commerce et de la finance.

Sans relâcher l’effort de la convaincre qu’il n’y aura pas d’« autre euro », que l’« euro de gauche » n’existe pas, il faut donc dire à la classe éduquée qui, pour une bonne part en effet, tient le sort d’une hégémonie de gauche entre ses mains, qu’elle n’a pas à renoncer pour autant à l’européisme générique qui lui tient à cœur. Et donc lui faire une nouvelle proposition en cette matière. Une proposition suffisamment forte pour se substituer à la promesse déchue de l’euro à laquelle la bourgeoisie de gauche continue pourtant de s’accrocher parce qu’elle a trop peur du vide. La promesse d’une sorte de « nouveau projet européen », auquel il s’agit de donner la consistance d’une perspective historique.

Pour un « Nouveau projet européen »

C’est qu’il est possible de rapprocher les peuples européens par de tout autres voies que celles de l’économie. On prête à Saint Jean Monnet (dont il faudra bien un jour déboulonner la statue (10)) d’avoir exprimé le regret que l’Europe ne se soit pas faite « par la culture », plutôt que « par le marché ». La phrase, dit-on, serait apocryphe. Quand on laisse de côté l’histoire sainte pour se renseigner a minima sur l’itinéraire de Monnet, c’est bien possible en effet… Peu importe : vraie ou fausse, la maxime est offerte à ré-emploi, mais cette fois-ci sans faux-semblants ni hypocrisies. Et moyennant toutes les généralisations dont elle est capable. Recherche, études universitaires et pourquoi pas lycéennes, arts, chantiers systématiques de traductions croisées, historiographies dénationalisées, tout est bon pour être intensément « européanisé » — et par-là « européanisant ».

On n’est cependant pas obligé d’en rester au registre des interventions en direction de l’« Europe de la culture », dont on sait assez quelles classes sociales en sont les principales bénéficiaires. En réalité, l’Europe a un fameux passif à éponger auprès des classes populaires. Elle aurait grandement intérêt à s’en souvenir, non pas tant d’ailleurs au nom d’une économie du pardon ou du rachat, mais parce qu’il y va décisivement de son propre intérêt politique d’avoir ces classes-là avec elle – leur hostilité, parfaitement fondée disons-le, n’aura-t-elle pas été sa plaie lancinante depuis le traité de Maastricht ? Si donc cette nouvelle Europe, débarrassée de l’euro, veut renouer quelque lien avec ces classes, elle a intérêt à s’adresser très directement à elles – et d’abord dans le langage qui sera le sien : celui, concret, de l’intervention financière. Il n’est pas de moyen plus simple pour elle de se rendre désirable que de venir se substituer aux États défaillants, d’ailleurs rendus tels par elle tout au long du règne de la monnaie unique : vastes programmes de réhabilitation des banlieues, plans de désenclavement numérique, fonds de réindustrialisation, financement de réseaux d’éducation populaire, soutien aux tissus associatifs, ce ne sont pas les idées qui manquent où l’Europe trouverait à sérieusement se refaire une « image de marque » !

Et comme ce ne sont pas les idées qui manquent, les moyens ne doivent pas non plus. Au vrai, c’est ici que se joue la différence entre des paroles en l’air et la consistance d’un projet politique. Dont l’ambition se mesurera très exactement aux ressources qu’il se donne. Évaluées très simplement d’après un objectif quantitatif global, indiquant une trajectoire de moyen terme vers une cible budgétaire de 3 %, puis, pourquoi pas, de 5 % de PIB européen – en lieu et place du ridicule 1 % d’aujourd’hui.

Ça n’est pas qu’il y ait à partir du néant et qu’aucune de ces choses n’existent déjà – Erasmus, Feder, etc. Mais qu’il faut en étendre considérablement le champ, les adresses aussi, notamment vers des classes de destinataires jusqu’ici parfaitement délaissées, donner à toutes ces actions une ampleur inédite, les assembler dans un discours à portée historique, et pour mieux donner crédit à celui-ci, leur prévoir de nouvelles expressions institutionnelles visibles. Des expressions nécessaires d’ailleurs, car il faudra bien qu’une instance décide des domaines et des volumes des interventions. Quelle peut-elle être sinon une assemblée ? Pour le coup tout autre chose que l’introuvable « parlement de l’euro », faux-semblant démocratique voué à recouvrir l’irrémédiable non-démocratie de l’union monétaire. Une assemblée qui ne saurait revendiquer le plein titre de parlement, puisqu’elle ne jouira d’aucune prérogative législative – entièrement récupérées par les États –, et qu’elle ne délibérera que de l’allocation d’une ressource financière, dont d’ailleurs il pourrait lui appartenir tout aussi bien de fixer les prélèvements correspondants (et quoique on puisse aussi laisser aux États de décider souverainement de leurs clés de prélèvement pour s’acquitter de leurs contributions au budget européen, ou bien envisager toute formule de partage entre le niveau national et le niveau européen).

Il est assez clair que s’il s’agit simplement d’allouer une ressource, les égoïsmes nationaux risquent de reprendre le dessus toutes les fois où certains projets avantageront préférentiellement certains d’entre eux seulement – si l’on peut faire un programme de mobilité des lycéens ou des chercheurs pour toute l’Europe, c’est bien quelque part qu’on installe tel ou tel grand équipement, a fortiori telle ou telle infrastructure. On peut donc envisager un partage de la décision (ou toute forme de coopération) entre l’assemblée pour les projets transversaux, donc dépourvus de rivalités nationales, et une sorte de secrétariat européen pour les projets localisés, un nouvel avatar de la Commission si l’on veut, en charge, selon sa vocation première, d’incarner un intérêt général proprement européen… mais dépouillée de son pouvoir de nuisance législatif et de gardienne des traités libéraux.

Seuls les malentendants, ou bien les hypocrites, donneront pour équivalents d’en finir avec cette Commission-là et d’en finir avec « l’Europe ». En réalité, c’est d’être livrée à cette Commission-là, entendre : à ces traités-là, que l’Europe en finit le plus sûrement avec elle-même. Au point où on en est, on peut commencer à espérer que même la bourgeoisie éduquée, qui se croit première en intelligence quand elle est le plus souvent d’un confondant aveuglement politique, puisse comprendre qu’il est urgent de sauver l’Europe d’elle-même, et que ceci ne se fera qu’au prix d’un radical déplacement. Non pas cependant de la monnaie unique, congénitalement et pour longtemps encore néolibérale, mais, précisément, par son abandon même. L’Europe ne regagnera les faveurs des peuples qu’en les rendant à tout ce dont elle les a interdits jusqu’ici. Et notamment au droit démocratique fondamental d’expérimenter, d’essayer, de tenter autre chose. La camisole de l’euro ôtée, tout est possible à nouveau, bien sûr selon l’auto-détermination souveraine de chaque corps politique. Et puisqu’il s’agit de penser une stratégie pour la gauche : arraisonnement de la finance de marché, socialisation des banques, mise au pas du pouvoir actionnarial, propriété sociale des moyens de production…

Car, quel que soit son degré de plausibilité présent, rien de tout ça n’est l’affaire de l’Europe, non-communauté politique qui dicte sa loi aux communautés politiques. C’est qu’on ne s’improvise pas communauté politique par décret – à supposer d’ailleurs qu’on en ait vraiment le désir plutôt que celui d’organiser le vide de souveraineté et la confiscation oligarchique. Mais si on l’a, il y faut un ou deux prérequis… Dont aucun n’a jamais été constitué. L’Europe présente n’a donc le choix que de mourir ou de végéter dans l’illégitimité.

Ou de se réinventer en totalité, en commençant cette fois par le commencement. C’est pourquoi dans l’idée d’un « nouveau projet européen », ce qui compte avant tout, plus peut-être que la créativité institutionnelle et même que les moyens financiers, c’est le discours politique qui lui donne sens. Un sens historique, c’est-à-dire du souffle, suffisamment puissant pour faire oublier l’euro, recréer un horizon européen tout en ayant restauré la souveraineté législative là où elle peut l’être, pour l’heure donc au niveau des communautés politiques nationales, puisqu’il est acquis que la chose ne se fera pas à celui de l’eurozone.

Au demeurant cette nouvelle proposition européenne vaut tout aussi bien pour le dehors que pour le dedans : les forces de gauches des autres pays européens ne rencontrent-elles pas en fait le même problème ? – qu’on pense simplement aux impasses dans lesquelles se sont enfermées Syriza ou Podemos. On ne les en tirera, elles et les autres, qu’en leur faisant faire un pas de côté hors de l’insoluble problème de l’euro – et non pas à s’engager derrière Varoufakis qui se propose de nous faire perdre dix années de plus à la poursuite de l’introuvable « euro démocratique ». Sauf passion pour les impasses stratégiques, et refus de tout apprentissage, c’est bien autour d’une tout autre idée qu’il faut recoordonner les gauches européennes. Au vrai, c’est même une condition logique de ce « nouveau projet européen » que d’être ainsi rallié par les forces de gauche du continent, puisqu’il trouve un début d’accomplissement du simple fait de prendre la consistance d’une proposition politique transeuropéenne.

Une proposition qui d’ailleurs dessine son propre long terme. Car il est très possible d’expliquer aux plus inquiets que, si persister dans la voie de l’euro sera le tombeau de toute espérance à gauche, l’idée d’une communauté politique européenne ne demande pas pour autant à être sortie du paysage, qu’elle pourrait bien même être sauvée pourvu qu’on consente cette fois à lui offrir ses conditions de possibilité historique, comme couronnement d’un long rapprochement, mais cette fois-ci réellement « toujours plus étroit » entre les peuples du continent, auquel le « nouveau projet européen », désintoxiqué du poison libéral de l’actuelle union, donnera enfin son temps, ses moyens et sa chance.

Google à la conquête des villes

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MODULARITY. Skyscraper windows in HK
cc Teo 83.

En juin dernier, le magazine Volume, une référence en matière d’architecture et de design, publiait un article sur le projet GoogleUrbanism. Conçu par un célèbre institut de design à Moscou, il esquisse un avenir urbain crédible dans lequel les grandes villes joueraient un rôle majeur dans « l’extraction des données ». L’utilisation des données personnelles recueillies pour alimenter les technologies d’intelligence artificielle permettrait à des entreprises comme Alphabet, la maison mère de Google, de fournir des services ultramodernes dans tous les domaines (1). Les villes, insiste le projet, percevraient une part des profits générés par ces données.

Lire aussi Benoît Bréville, « Les « créatifs » se déchaînent à Seattle », Le Monde diplomatique, novembre 2017.Les municipalités n’y verraient guère d’inconvénient, mais qu’en est-il d’Alphabet ? Depuis quelque temps, la multinationale les prend très au sérieux. Ses dirigeants ont même évoqué l’idée de réinventer une ville en difficulté — Detroit ? — en s’appuyant sur leurs services, sans qu’aucune réglementation ne leur mette des bâtons dans les roues.

Tout cela aurait pu sembler contre-intuitif il y a quelques dizaines d’années, mais ce scénario semble plus plausible maintenant que des institutions comme la Banque mondiale vantent les vertus des villes privatisées, et que les grands pontes de la Silicon Valley aspirent à fonder des micro-nations basées en mer pour se libérer de la bureaucratie traditionnelle.

Alphabet fournit déjà un certain nombre de services urbains : cartes, informations sur le trafic en temps réel, WiFi gratuit (à New-York) et voitures autonomes. En 2015, il a lancé Sidewalk Labs, une société consacrée à la vie urbaine, dirigée par Daniel Doctoroff, un ancien de Wall Street qui a été l’adjoint de Michael Bloomberg quand ce dernier était maire de New-York.

Au-delà des belles formules, le parcours de Doctoroff donne une idée plus fiable des intentions véritables de GoogleUrbanism : utiliser le talent d’Alphabet en matière de données pour nouer des alliances juteuses avec d’autres forces qui transforment les villes modernes, des promoteurs immobiliers aux investisseurs institutionnels.

Sur ce point, GoogleUrbanism n’a rien de révolutionnaire. Certes, il profite des données et capteurs, mais ces derniers ne jouent qu’un rôle secondaire dans le choix de ce qui sera bâti, pourquoi et à quel prix. Autant l’appeler BlackstoneUrbanism — en hommage à l’un des plus gros acteurs financiers du marché de l’immobilier (2).

Puisque Toronto a récemment choisi Alphabet pour transformer Quayside, une zone d’environ cinq hectares au bord du lac Ontario, en merveille numérique, nous saurons bientôt si GoogleUrbanism va composer avec les forces principalement financières qui façonnent nos villes… ou bien les transcender.

Sidewalk Labs a consacré 50 millions de dollars au projet, surtout pour organiser une consultation d’un an après laquelle l’une ou l’autre des parties pourra se retirer du projet. Sa proposition de 220 pages contient un aperçu fascinant de sa logique et de sa méthodologie. « Le coût élevé du logement, le temps passé dans les transports, l’inégalité sociale, le changement climatique et même le froid poussent les gens à rester à l’intérieur ». Tel est le champ de bataille décrit par Daniel Doctoroff lors d’un entretien récent.

Pour y faire face, Alphabet dispose d’un arsenal impressionnant. Des bâtiments peu coûteux et modulables, qui s’assemblent en un rien de temps ; des capteurs qui mesurent la qualité de l’air et l’état des équipements ; des feux de signalisation adaptatifs qui donnent priorité aux piétons et aux cyclistes ; des systèmes de stationnement qui orientent les voitures vers les emplacements disponibles. Sans parler des robots de livraison, des réseaux électriques dernier cri, du tri automatisé des déchets, et bien entendu, des voitures autonomes à tous les coins de rue.

Alphabet veut devenir la plate-forme par défaut des services municipaux

Pour Alphabet, les villes ont toujours été des plates-formes. Aujourd’hui, elles deviennent numériques, voilà tout. « Les grandes villes du monde entier sont des centres de croissance et d’innovation parce qu’elles tirent parti des plates-formes mises en place par des dirigeants visionnaires, indique la proposition. Rome a eu ses aqueducs, Londres son métro et Manhattan son plan quadrillé. »

Toronto, avec ses visionnaires bien à elle, aura Alphabet. Cet enthousiasme plateformaphore ferait presque oublier que le quadrillage des rues n’appartient pas à une entité privée, capable d’exclure certaines personnes et d’en favoriser d’autres. Voudrions-nous que Trump Inc. en soit le propriétaire ? Probablement pas. Alors pourquoi s’empresser de donner son équivalent numérique à Alphabet ?

Qui fixe les règles qui encadrent l’accès à ces plates-formes ? Les villes économiseraient-elles de l’énergie en utilisant le système d’intelligence artificielle d’Alphabet ou est-ce que la plate-forme serait ouverte à d’autres fournisseurs ? Les véhicules autonomes seraient-ils ceux de Waymo, la filiale d’Alphabet dédiée, ceux d’Uber ou d’un autre fabricant automobile ? Alphabet soutiendra-t-il « la neutralité urbaine de l’Internet » aussi activement qu’il soutient la neutralité de l’Internet classique ?

En réalité, un tel « quadrillage numérique » n’existe pas : il n’y a que des produits singuliers d’Alphabet. Le but est de fournir des services numériques attrayants afin d’établir un monopole total sur l’extraction des données au sein d’une ville. Les efforts supposément fournis pour construire ce réseau urbain pourraient bien se révéler n’être qu’une tentative de privatisation des services municipaux — soit la caractéristique principale de l’urbanisme version Blackstone, plutôt que son dépassement.

Ville-flexible

Le but d’Alphabet à long terme consiste à lever les barrières à l’accumulation et la circulation de capitaux dans les milieux urbains, notamment en remplaçant les anciennes règles et restrictions par des objectifs flottants crowdsourcés. La multinationale prétend ainsi que dans le passé, « des mesures prescriptives étaient nécessaires pour protéger la santé des êtres humains, assurer la sécurité des bâtiments et gérer les facteurs extérieurs négatifs. » Cependant, les choses ont changé et « les villes peuvent atteindre ces mêmes objectifs sans l’inefficacité propre aux réglementations qui imposent des zonages inflexibles et des règles de constructions figées ».

Cette déclaration en dit long. Après tout, même les sommités néolibérales Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke toléraient certaines formes d’organisation sociale non-marchande dans le milieu urbain. Ils considéraient la planification — par opposition aux signaux du marché — comme une nécessité pratique imposée par les limitations physiques des espaces urbains : c’était le seul moyen abordable d’exploiter des infrastructures, de construire des routes et d’éviter les engorgements.

Pour Alphabet, ces contraintes n’existent plus : un flux continu et omniprésent de données peut désormais substituer les signaux du marché aux règlementations étatiques. Désormais, tout est permis, à moins que — ou jusqu’à ce que — quelqu’un se plaigne. Uber fonctionnait au début selon le même principe : faire fi des règles, des tests et des normes, laisser le consommateur roi classer les conducteurs et les plus mal notés disparaîtraient d’eux-mêmes. Pourquoi ne pas appliquer cette méthode aux propriétaires ? Si par chance vous survivez à l’incendie de votre appartement, vous pourrez toujours exercer votre pouvoir de consommateur et donner une mauvaise note à votre propriétaire. On retrouve ici la logique de l’urbanisme selon Blackstone, bien que les techniques soient celles de Google.

Si par chance vous survivez à l’incendie de votre appartement, vous pourrez toujours exercer votre pouvoir de consommateur et donner une mauvaise note à votre propriétaire

GoogleUrbanism signe la fin de la politique, car il présuppose l’impossibilité de transformations systémiques à grande échelle, comme la limitation de la mobilité du capital et de l’achat de terrains et de logements par des étrangers. Il veut mobiliser le pouvoir de la technologie pour aider les résidents à « s’adapter » aux tendances mondiales prétendument inexorables comme l’aggravation des inégalités et la hausse constante du prix du logement (imputable, selon Alphabet, au coût de la production et non à l’apport en apparence illimité de crédits avantageux dans l’immobilier).

En général, de telles tendances annoncent une chose : pour la plupart d’entre nous, les choses vont se dégrader. Alphabet tient cependant un discours tout autre : les nouvelles technologies nous aideraient à survivre, voire même à prospérer. Grâce à l’auto-mesure connectée (3) des parents débordés trouveront miraculeusement du temps dans leurs agendas bien remplis ! Adieu les dettes sur les prêts automobiles, puisqu’il ne sera plus nécessaire de posséder de voiture ! Vive l’intelligence artificielle pour réduire les dépenses énergétiques !

GoogleUrbanism part du même présupposé que Blackstone : notre modèle économique actuel dominé par la finance est voué à durer — et avec lui la stagnation des salaires réels, un marché de l’immobilier libéralisé qui fait grimper les prix en raison de la forte demande mondiale, des infrastructures construites sur un modèle de partenariat public-privé opaque mais très lucratif. La bonne nouvelle, c’est qu’Alphabet possède les capteurs, les réseaux et les algorithmes qui nous permettront de retrouver notre ancien niveau de vie et de le maintenir.

La proposition concernant Toronto se garde bien de préciser qui financera cette utopie urbaine. Elle reconnaît néanmoins que « le projet comprend des innovations révolutionnaires qui ne pourront être financées qu’au moyen d’achats réguliers en grande quantité [large volumes of reliable offtake] ». Sans quoi, tout cela pourrait finir comme un équivalent urbain du constructeur automobile Tesla : une entreprise propulsée par un déluge de subventions publiques suite à une hallucination collective.

L’attrait qu’exerce Alphabet sur ses investisseurs tient à la modularité et la plasticité de ses espaces. Comme dans les premières utopies cybernétiques qui rêvaient d’une architecture éternellement flexible et reconfigurable, aucune fonction permanente n’est attribuée aux différentes parties. Tout peut être remanié. Des boutiques peuvent se changer en galerie avant de finir en resto gatro — pourvu que ces métamorphoses permises par le numérique génèrent de plus grands retours sur investissement.

Après tout, Alphabet prétend construire une ville « où les bâtiments n’ont pas d’usage statique ». Par exemple, la pièce maîtresse du quartier concerné à Toronto, surnommée le Loft, reposera sur une ossature qui « restera flexible tout au long de son cycle de vie et abritera un grand mélange d’usages (résidentiel, commercial, création, bureaux, hospitalité et parking) afin de répondre rapidement à la demande du marché. »

Telle est la promesse populiste de GoogleUrbanism : Alphabet peut démocratiser l’espace en l’adaptant grâce au flux de données et à des matériaux préfabriqués bon marché. Sauf que la démocratisation des fonctions ne s’accompagnera pas d’une démocratisation de la gestion et de la propriété des ressources urbaines. C’est pourquoi la principale donnée entrante (input) dans la démocratie algorithmique d’Alphabet est la demande du marché plutôt que la gouvernance communale.

Or, dans nombre de villes, c’est précisément la « demande » qui conduit à la privatisation de l’espace public. Les décisions n’émanent plus de la délibération politique, mais sont déléguées aux gestionnaires, aux fonds de placement privés et aux banques d’investissement qui se jettent sur l’immobilier et les infrastructures en quête de profits stables et significatifs. Loin de renverser cette tendance, GoogleUrbanism ne fera que l’accentuer.

Il y aurait de quoi se réjouir de la dimension utopique, presque anarchiste de GoogleUrbanism si la plupart des résidents étaient responsables de leurs propres espaces, bâtiments et infrastructures

Il y aurait de quoi se réjouir de la dimension utopique, presque anarchiste de GoogleUrbanism si la plupart des résidents étaient responsables de leurs propres espaces, bâtiments et infrastructures. Puisque ce n’est pas le cas et que ces espaces appartiennent de plus en plus à des investisseurs privés (et souvent étrangers), une rupture radicale avec le système bureaucratique étouffant et contraignant (pour les capitaux) risque de provoquer l’horreur de l’incendie de la Grenfell Tower plutôt que l’agitation rassurante d’une petite mairie du Vermont.

Mis à part les investisseurs institutionnels qui achètent des quartiers entiers, Alphabet sait bien à qui s’adressent ces villes connectées : les nantis du monde entier. Pour eux, le développement durable via les data, comme les modes de vie artisanaux permis par les algorithmes (Sidewalk Labs promet un « bazar nouvelle génération » approvisionné par des communautés locales de créateurs), n’est qu’un moyen de justifier la hausse de la valeur de leur porte-feuille immobilier.

Lire aussi Richard V. Reeves, « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.Peu importe que « l’urbanisme à la carte » proposé par Alphabet ne séduise pas les habitants de Toronto, pourvu que le projet impressionne ses futurs habitants, en particulier les millions de millionnaires chinois qui se précipitent sur le marché de l’immobilier canadien. Daniel Doctoroff a levé toute ambiguïté en confiant au Globe and Mail que le projet d’Alphabet au Canada était « avant tout un jeu immobilier ».

Le virage urbain d’Alphabet a aussi une signification politique plus large. Tandis que les hommes politiques canadiens courtisent Alphabet, une guère d’enchères a éclaté autour du deuxième siège nord-américain d’Amazon (4). Certaines villes lui ont même proposé 7 milliards de dollars d’avantages fiscaux pour qu’il se relocalise chez elles. Tout cela suggère que, malgré l’opposition dont la Silicon Valley fait l’objet (5), nos classes politiques n’ont pas beaucoup d’autres industries positives vers lesquelles se tourner (positives surtout du point de vue de la trésorerie).

C’est clairement le cas du premier ministre canadien Justin Trudeau (6), qui a récemment décrit son pays comme : « une Silicon Valley, en plus de tout ce que le Canada a à offrir ». En un certain sens, il a raison : ce sont les fonds de pension du Canada qui ont fait de l’immobilier et des infrastructures les actifs lucratifs qu’ils sont devenus.

Ne nous berçons pas d’illusions. Il faut être naïf pour croire qu’une alliance urbaine entre la technologie et la finance pourrait nuire à cette dernière. Blackstone continuera de façonner nos villes même si Alphabet s’occupe désormais de sortir les poubelles. « GoogleUrbanism » fait juste un joli costume pour camoufler cette vérité.

La colonie de l’intérieur

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L’ouverture est magistrale, tapageuse et bruyante, elle doit beaucoup au talent inouï du peintre noir américain Jacob Lawrence auquel Kathryn Bigelow emprunte les toiles bariolées consacrées à la grande migration des Africains Américains des années 1930 aux années 1950. Cet exode, suscité par la persécution que ces derniers subissent dans le Sud, est nourri de l’espoir fou qu’au Nord, dans les grandes villes industrielles où la main d’œuvre non qualifiée trouve à s’employer, une nouvelle vie est possible. L’exil est un arrachement, l’arrivée au Nord, une gifle. Les traits géométriques et les couleurs vives de Lawrence sont l’évocation de cette brisure, et le mouvement vif, comme soumis à des secousses, des plans qui se succèdent accentue encore l’ébranlement qui accompagne l’arrivée dans des quartiers surpeuplés, où sont confinés ces émigrés de l’intérieur. On appelle ghettos ces entassements de bétons et de Noirs où il faut bien, malgré l’enfermement et la soumission à l’ordre des puissants, les Blancs, recréer une vie communautaire, ressusciter ses rêves. Detroit, Michigan, est l’archétype de ces espaces de rêves différés.

C’est le point de départ de l’histoire racontée par Bigelow, celle d’un jeune gars qui nourrit l’espoir de devenir une star de la chanson avec son groupe, The Dramatics, dans cette métropole où un ouvrier d’usine noir nommé Berry Gordy a réussi à créer le premier label de musique afro-américaine dont les titres, produits à la chaîne, font danser l’Amérique blanche. Motown, le nom du label, offre certes ce qui se fait de mieux en matière de rhythm’n’blues et il a quelque chose d’unique : les paillettes, le strass, le scintillant et le brillant couvrant les corps noirs qui chantent et dansent, un voile d’illusion pour masquer la grisaille oppressante de Detroit l’industrieuse et dissimuler derrière les sourires et les boules à facettes la violence des relations raciales. Le film de Bigelow déploie ce thème derrière une présentation faussement réaliste des émeutes de 1967 : le simulacre, la scène, le spectacle, le jeu, l’interprétation au sens américain de performance sont les motifs souterrains de Detroit. Ils sont en effet les ressorts privilégiés de l’oppression et de la terreur.

Lire aussi Eldridge Cleaver, « Les États-Unis, une nation née dans la brutalité », Le Monde diplomatique, janvier 1973.Le ghetto de Detroit est une cellule, une « colonie de l’intérieur » comme les Noirs du temps le comprennent, et la réalisatrice filme un huis-clos dans lequel les descentes de la police blanche sont volontairement intrusives. Les forces de l’ordre sont en mission : elles doivent maintenir ces foules affamées et humiliées suffisamment apeurées pour qu’elles baissent la tête en croisant, au hasard d’une rencontre avec un Blanc, ceux qui se veulent les maîtres. Frantz Fanon, le penseur radical de la décolonisation, avait bien décrit cela dans son Peau noire, masques blancs (déjà les masques…) en reprenant la phrase d’ Aimé Césaire : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ».

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C’est au théâtre l’Apollo que les Dramatics espèrent conquérir le succès. Leur entrée sur scène approche, lorsque tout est interrompu. Des émeutes embrasent le quartier, l’état d’urgence est proclamé. La rue furieuse et ses spasmes sont rendus avec maestria par la réalisatrice, dont les angles de vue multiples évitent la simplicité du regard du reporter pour donner « l’omniscience » que seul le cinéma autorise.

Les acteurs de ce drame sont avant tout les policiers blancs que Bigelow dépeint sans caricature comme des fonctionnaires zélés, parfois réticents, parfois fanatisés par la peur du Noir. La bestialité barbare du protagoniste n’est que le versant pathologique d’une idéologie commune. Ces porteurs d’uniforme se vivent en effet comme le dernier rempart qui protège la société blanche. Ils sont aux ordres d’une municipalité qui répond aux colères raciales par l’envoi de l’armée. Les chars paradent dans les rues du ghetto comme déploiement de force ostentatoire et Bigelow ressuscite les films d’époque qui théâtralisèrent complaisamment la répression afin que chacun comprenne que le pays était en guerre. « On se croirait dans ce putain de Vietnam », maugrée un des policiers. Il se voit, en effet, prisonnier d’une géographie mentale raciste, dans la jungle hostile d’une zone ennemie. Comme dans le roman de Joseph Conrad, les Blancs sont plongés « au cœur des ténèbres », un monde de sauvages terrifiants qui érode leur propre humanité. Bigelow a souvent filmé la guerre et ses métastases en ceux qui la conduisent ou la côtoient. Déjà dans The Hurt Locker, la claustration étouffante du scaphandre du démineur l’isolait du monde au point d’avoir raison de sa santé mentale.

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Même claustration à l’Algiers Motel où une dizaine de jeunes Noirs sont enfermés après que la police a identifié un tir venu d’une de ses fenêtres. Pour jouer, provoquer mais aussi exprimer la rage ruminée, un jeune Noir a en effet tiré avec un pistolet à billes en direction des forces de l’ordre. La répression s’abat sur l’hôtel. Cernés, pris d’assaut et capturés, les jeunes occupants sont alors soumis à la question par une escouade de policiers blancs transformés en bourreaux. Reprenant les codes du film de terreur, et il s’agit précisément de terroriser les captifs, Bigelow fait d’Algiers une métonymie de Detroit et du ghetto américain. Obtenir l’aveu — « ou est l’arme qui a osé défier les forces d’occupation ? » — devient le motif d’un interrogatoire de facture totalitaire : il n’y a pas d’arme réelle et la plupart ignore même l’origine des coups de feu. Tribunal d’inquisition et mise en scène de la domination raciale, la confrontation entre les tortionnaires en uniforme et les Noirs a pour but de rétablir l’ordre : ordre public et ordre de la domination raciale.

Depuis les premiers temps de l’esclavage, c’est ce que l’Amérique blanche n’a cessé de faire et les contrevenants à cette ambition le paient cher ; ils sont à la merci des geôliers parce que d’autres se sont révoltés contre le harcèlement policier, l’enfermement dans un ghetto assiégé, et la prégnance de l’exploitation économique.

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Mais loin de proposer un face à face binaire, Bigelow prend soin de définir des figures de la médiation : deux jeunes filles blanches égarées après avoir quitté leur province qui se sont entichées des jeunes Noirs, des policiers blancs scrupuleux voire bienveillants (ceux de l’État, pas de la ville) et surtout l’agent de sécurité. Figure de l’ambassadeur entre Blancs et Noirs, ambigu à l’égard des Blancs (on parle d’un « Oncle Tom ») ce personnage est incarné par un acteur qui rappelle Sidney Poitier, premier Noir à obtenir un Oscar, dont les rôles furent souvent jugés timides sur la question raciale. Mais dans un Detroit à feu et à sang, ce qui laissera quarante morts et un monceau de cendres de douleur et de mensonge, il est l’impossible parapet contre le chaos en marche.

Rien de timoré dans le film de Bigelow, même si la dernière scène, celle du tribunal où se déroule le procès des tortionnaires, est la moins intéressante. Chacun joue un rôle finalement convenu mais on y comprend quelle insulte représente l’impunité. Bien sûr, Detroit porte sur 2017 et les images d’archives utilisées dans le film nous le suggèrent sans lourdeur lorsqu’elles se marient aux mouvements vifs de caméras qui évoquent les fameuses « body cameras » que les policiers doivent depuis peu porter lors de leurs altercations avec les jeunes gens. Ces dernières n’ont jamais produit d’images édifiantes de nature à dénoncer les agissements de la police raciste américaine. Au contraire du film de Bigelow, qui ne nous fait pourtant pas la leçon.

Quelle justice pour le quai de Valmy ?

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the dark riot
cc Benjamin Thomas

Les réquisitions entendues vendredi dernier sont si choquantes qu’elles parlent d’elles-mêmes, et pour ainsi dire se condamnent elles-mêmes. Je n’en dirai donc rien. A la place je voudrais plutôt poser la question suivante : de quoi le procès du quai de Valmy est-il le procès ? Ou plutôt de quoi devrait-il l’être, de quoi aurait-il dû l’être ?

La justice, ou ce qu’on appelle ainsi, ne connaît que des personnes. Or elle devrait connaître aussi des situations — ou au minimum des personnes dans des situations. Quelle est la situation au moment des faits reprochés aux prévenus — en rappelant tout de même au passage que certains d’entre eux nient catégoriquement en avoir été les auteurs. Quelle est donc cette situation ? Elle est celle d’un pouvoir qui, ayant perdu toute légitimité, est déjà en état de rupture avec la population. Celle d’un pouvoir claquemuré dans les institutions de la Ve qui permettent si bien de fermer portes et fenêtres pour que les gouvernants n’aient plus rien à connaître des gouvernés. Comment faire valoir une opposition sérieuse quand il n’y a plus aucune médiation institutionnelle pour la relayer ? Comment la faire valoir autrement que dans le dernier lieu qu’il lui reste, à savoir la rue ?

Ce sont les gouvernants qui ont eux-mêmes agencé cette situation où le dissentiment démocratique ne rencontre plus que la police. Une police qui au surplus a reçu des instructions, si elle ne se les donne pas elle-même. Il n’est pas un observateur qui n’ait été choqué par des violences policières en fait sans précédent. Avec une brutalité inouïe, la police aura nassé, gazé, matraqué, éborgné. On ne compte plus les manifestants très ordinaires et très pacifiques au départ qui en sont devenus enragés. Enragés de voir l’État se faire l’ennemi de ses citoyens. Un procès du quai de Valmy qui ne met pas ceci au centre de ses débats est un procès d’injustice.

Tout y concourt en vérité car, dans cette situation, l’État, pour masquer qu’il devient l’ennemi de ses citoyens, n’a plus que la ressource de peindre ses citoyens comme ennemis de l’État. C’est à ce grand renversement que se prête la police-justice. Avant tout examen, les prévenus ont été déclarés ennemis de l’État pour être châtiés comme tels. La situation n’est donc plus seulement celle d’un État qui se condamne lui-même à ne plus pouvoir gouverner qu’à la police, mais celle d’une justice qui couvre le gouvernement de la police.

Ecoutons le procureur : « Antonin Bernanos conteste farouchement les faits par posture. Il y a clairement un risque de réitération des faits ». Voilà donc où mène cette logique sans nom : si on clame être innocent c’est qu’on est coupable, et non seulement qu’on l’est mais qu’on va récidiver…

On a pu également entendre ceci : « Je mets au défi quiconque de dire que la justice couvre les violences policières ». Relevons donc le défi. Quand le procureur de Pontoise explique qu’Amada Traoré est mort d’une infection, ça n’est évidemment pas la police qui couvre la justice. Quand la colonne des victimes dans les quartiers, des morts en fourgon, en cellule, d’une balle dans le dos, ou des violés à coup de matraque, quand cette colonne est d’une hauteur sans commune mesure avec celle des policiers jugés et condamnés, ça n’est pas la justice qui couvre la police… Cela aussi fait partie de la situation.

Le procureur a également cru pouvoir dire ceci : « le témoignage d’un policier assermenté est quand même censé servir l’intérêt général, soyons sérieux ». Oui, en effet, soyons sérieux : quand il est question d’affaires impliquant des policiers, le témoignage d’un policier ne sert rien d’autre que les intérêts de la police. Et désormais tout le monde le sait. Comme tout le monde sait que la police et la justice mentent et font corps quand elles sont mises en cause. Si le procureur était vraiment sérieux, il prendrait conscience qu’une institution ne peut pas prononcer certaines paroles sans prendre par-là même le risque d’œuvrer à sa propre ruine symbolique.

Lire aussi Laurent Bonelli, « Pour une décroissance sécuritaire », Le Monde diplomatique, mai 2017.Dans l’affaire du quai de Valmy, le verdict n’est pas encore venu. Il nous reste donc toujours la possibilité de croire que la justice n’est pas toute d’une pièce, qu’elle est encore capable de se souvenir qu’il n’y a pas que des personnes mais aussi des situations, et que, sauf à se trahir elle-même, et à trahir le peuple au nom duquel, paraît-il, elle juge, elle ne peut pas elle aussi se faire l’ennemi de ses citoyens.

Le service de la classe

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Servants Bells
cc Ozzy Delaney

Pour savoir ce que c’est que l’inconscience subjectivement vécue du journalisme objectivement au service de la classe, il suffit de lire l’article du Monde intitulé « Macron face à l’étiquette de président des riches » (1). Citons : « L’opposition tente d’installer la même petite musique qu’il y a dix ans : “Macron, président des riches” » . Sans les cabales vicieusement musicales de « l’opposition », la chose, en effet, aurait-elle pu venir à l’idée de quiconque ? À lire la suite de l’article, il y a de quoi en douter car, en définitive, pas un fait susceptible de soutenir cette retorse accusation n’est réellement établi, preuve en est qu’ils méritent tous le conditionnel et surtout de les faire endosser par les petits musiciens : « les “insoumis” seraient les représentants du “peuple” face à l’ancien banquier d’affaire devenu président de “l’oligarchie” » ; à en croire des socialistes — des socialistes ! — « le nouveau président mènerait une politique inégalitaire ». Mais rien de tout ça n’est assuré, on demandera sans doute aux Décodeurs de trancher : le président Macron mène une politique pour l’oligarchie, vrai ou faux ?

Ni de droite ni de gauche : « efficace » !

Il faudra bien ça pour éclaircir cet incompréhensible mystère : comment se peut-il en effet qu’une élection de classe tranchée comme jamais livre ainsi une politique de classe tranchée comme jamais ? Heureusement un « conseiller » de l’Elysée vient nous sortir de la difficulté : « La question n’est pas de savoir si le budget est pour les riches ou les moins riches [car dans la tête d’un « conseiller », les pauvres n’existent pas, il n’y a que « des moins riches »], s’il s’agit d’un budget libéral ou social, la question, c’est celle de l’efficacité ».

Lire aussi Richard V. Reeves, « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.La récurrence entêtante, presque frénétique, dans le discours gouvernemental de ce topos vieux comme Deng Xiaoping (lui parlait des chats à qui on ne demande pas s’ils sont marxistes ou pas mais d’attraper les souris) ou Tony Blair, qui déclamait semblablement (les souris en moins) devant les parlementaires français en 1998, en dit long sur la sécheresse d’imagination d’un gouvernement qui porte le service de la classe à son comble, et ne pourra, en effet, jamais se trouver d’autre vêtement que « l’efficacité » — quand bien même tout ce qui a été fait depuis trente ans, et qu’il se propose simplement d’intensifier, a spectaculairement échoué. Heureusement, il y a la presse pour s’émerveiller de la modernité du vieux, de l’inédit du non-advenu (« le clivage gauche-droite n’existe plus »), ou de la percée du surplace (« LRM n’est pas un parti »). Et puis pour examiner avec gravité les arguments de « l’efficacité ».

Il ne reste plus qu’elle en effet pour prendre au sérieux ces dérisoires recouvrements sous lesquels la commission ouverte aux intérêts du capital apparaît avec une grossièreté sans précédent. Mais peut-être faut-il en tirer parti pour que le voile, déjà d’une minceur extrême, achève de se déchirer. En tout cas il ne faut pas se priver d’une occasion aussi savoureuse que celle offerte par Benjamin Griveaux secrétaire d’État (à on ne sait pas trop quoi d’ailleurs, mais domicilié à Bercy), qui livre dans Macron Magazine un pur concentré de la pensée économique du quinquennat, un joyau de pensée même, destiné à convaincre que la défiscalisation déboutonnée du capital combinée à la démolition des protections juridiques du travail ne sauraient en aucun cas être assimilées de près ou de loin à une politique de droite (2). Car voilà le cœur de filet : « On n’a pas suffisamment de capitaux pour financer la croissance de nos entreprises. Et en face, on a un chômage de masse depuis trente ans. Si on ne réconcilie pas les deux ça ne marchera pas ». Et plus loin : « Évidemment si on réforme la fiscalité du capital sans améliorer le marché du travail, c’est hémiplégique et ça ne fonctionne pas. La bataille se mène sur tous les fronts ». Incidemment il faut prêter attention à ce « tous les fronts » dont on peut prédire sans grand risque de se tromper qu’il est appelé à des retours fréquents lui aussi, puisqu’il est en fait le nom, à peine masqué, de l’offensive générale : « pas une possibilité de régression ne restera sans examen », voilà ce qu’il y a lieu de comprendre avec « tous les fronts ».

3 milliards d’ISF en moins pour 9 millions d’investissement en plus : « efficace »

S’il faut prendre les choses par le bout le plus scandaleux, c’est sans doute à la défiscalisation ISF du capital-actions qu’il faut s’intéresser en premier — alias « le capital qui manque à nos entreprises ». Car voilà l’affaire : Griveaux pourra bien défiscaliser jusqu’au bout du bout, ça ne fera pas plus d’une cacahuète d’investissement supplémentaire. Pour une raison en fait extrêmement simple, dont le seul mystère résiduel consiste à savoir si les macronomistes passent réellement totalement à travers ou bien, si conscients de tout, elle est juste l’objet de leur part d’un immense éclat de rire. La raison simplissime, c’est qu’il n’y a investissement supplémentaire qu’à proportion des émissions nouvelles d’actions. Or celles-ci sont dans les tréfonds : 12,5 milliards d’euros en 2014, 10 en 2015 (3), à comparer avec un volume brut d’investissement de 262 milliards d’euros pour les entreprises non-financières — dont les nouvelles actions auront donc financé un énorme 3,8 %, ceci dit pour donner une idée de l’indispensable « efficacité » de la Bourse.

En tout cas, l’écrasante majorité des actions qui composent les portefeuilles financiers, et vont donc désormais échapper à toute fiscalisation, sont des actions acquises sur les marchés secondaires, qui sont en quelque sorte les « marchés de l’occasion » des actions, où l’on se revend des actions déjà émises, qui ont donc déjà produit leur effet de financement de l’investissement — car cet effet, elles ne le produisent qu’une fois : à l’émission, c’est-à-dire au moment où cette toute première vente s’effectue contre monnaie récupérée par l’entreprise émettrice. Or c’est un tout autre sport qui se joue sur les marchés secondaires : celui de l’achat-revente spéculatif, entre investisseurs financiers exclusivement. Un jeu que les entreprises émettrices, qui en sont totalement absentes, ne font que regarder à distance sans qu’il les concerne en rien (en tout cas du point de vue de leur capacité d’investir) et, bien sûr, sans en voir la couleur.

On peut maintenant indiquer quelques ordres de grandeur pour fixer les idées. Si en 2015, donc, les émissions d’actions se sont élevées à 10 milliards d’euros, la capitalisation de la place de Paris, c’est-à-dire la masse des actions qui tournoient dans les mouvements d’achat-revente sur les marchés secondaires est de 3 300 milliards d’euros (4). Prenons le parti du calcul de coin de table en faisant l’hypothèse que les portefeuilles de titres des assujettis à l’ISF reflètent ces proportions : il s’en déduit que ces messieurs-dames ne contribuent à l’émission de nouvelles actions qu’à hauteur de 0,3 % de leur fortune financière. Mettons les choses dans l’ordre inverse : toute mesure de défiscalisation ISF des portefeuilles actions représente à 99,7 % de la pure aubaine, sans aucun effet sur l’investissement, aberrante disproportion qui dérive immédiatement de l’absurdité consistant à défiscaliser les stocks au nom des flux. On chiffre à 3 milliards le coût pour les finances publiques de cette défiscalisation. Voilà donc qui nous fait 9 millions d’investissement supplémentaire (5). 9 millions d’effet pour 3 milliards de dépense fiscale : heureusement que Griveaux et Macron Mag célèbrent l’efficacité, sinon on aurait eu comme un doute. 9 millions d’investissement efficaces mais quand même, par conséquent, 2,991 milliards d’euros foutus en l’air pour des prunes… Enfin : foutus en l’air, c’est vite dit. Foutus en poche plutôt. Il est vrai que ce sont des poches de nécessiteux. Pour la réduction des déficits, on verra donc plutôt du côté des APL et de la CSG.

La flexibilisation pour le capital : de la balle… dans le pied

Après le côté capital, déjà très satisfaisant, le côté travail. Pour bien faire, il faudrait redistiller ici l’intégralité du « Petit guide pour résister à la loi Travail XXL » réalisé par Attac et les Économistes Atterrés. À défaut, on voudrait au moins rappeler le contresens princeps qui vicie immanquablement toute l’argumentation « par l’entreprise ». Contrairement à ce que suggère le sens commun éditorialiste, ce qui est bon « pour l’entreprise » n’est pas bon ipso facto pour l’économie tout entière. On appelle d’ailleurs « sophisme de composition » cette erreur intellectuelle qui consiste à étendre à la macroéconomie des énoncés valides pour la microéconomie, comme si la première n’était que l’extension « à l’identique » et à plus grande échelle de la seconde. En fait il n’en est rien, et il suffit pour s’en rendre compte d’imaginer la généralisation de ce rêve patronal — donc microéconomique — par excellence : le salaire zéro.

Lire aussi Alain Supiot, « Et si l’on refondait le droit du travail… », Le Monde diplomatique, octobre 2017.Sans doute faut-il solliciter rudement l’imagination pour se figurer des salariés travaillant effectivement quoique renonçant à tout salaire. Mais l’expérience de pensée a précisément cette vertu de permettre la démonstration par l’absurde. La composition des zéro-salaires microéconomiques produisant zéro revenu disponible à l’échelle macroéconomique, il n’y a plus aucune demande solvable des ménages adressée aux entreprises… Problème de coordination typique, où chaque entreprise désirerait en fait se réserver le privilège du salaire zéro en laissant à toutes les autres le soin de contribuer à former de la demande solvable. L’inconvénient étant bien sûr que, chaque entreprise faisant par devers soi le même raisonnement, toutes se défaussent et, par-là même, produisent collectivement leur impasse. Où l’on découvre que la macroéconomie n’est pas simplement de la microéconomie augmentée.

On ne s’étonnera donc pas que, même si elle se contente d’une simple compilation d’études, l’OCDE ait fini par admettre qu’il était impossible de conclure à quelque effet sur le chômage des stratégies de « baisse du coût du travail ». On ne s’étonnera pas non plus qu’un peu plus tard elle ait conclu identiquement quant aux stratégies de « flexibilisation » (6), ce dont on pourra rendre raison par un argument en fait très semblable. Supposée qu’elle soit vertueuse au niveau microéconomique — en réalité elle ne l’est pas — la « flexibilisation » pèse d’abord quantitativement sur le salaire (et retour à l’argument précédent), mais aussi qualitativement sur sa stabilité, donc sur celle des plans de dépense. Cette instabilité se compose au niveau macroéconomique et affecte nécessairement la formation des anticipations de demande que font les entreprises — le déterminant principal de leurs décisions d’investissement. Il est assez évident que des salariés abonnés à la précarité n’auront aucun accès au crédit donc au financement de leurs achats de biens durables, leur investissement immobilier au tout premier chef. Par un effet de retour que n’imaginera pas le discours de « l’entreprise » — toujours au singulier — « qui crée l’emploi », la « flexibilisation » qui précarise les salariés « précarise » donc du même coup les débouchés de toutes les entreprises…

Transformer les outsiders en insiders ?

Mais, s’obstinent les ordonnances, il s’agit d’en finir avec « la barrière à l’entrée » qui laisse constamment à la porte tout un volant de demandeurs d’emploi. C’est par cet argument que s’amorce tout doucement le glissement du registre de la « technique » vers celui du dégoûtant. Pourquoi y a-t-il du chômage ? Parce qu’il y a des égoïstes à l’intérieur : les insiders qui protègent leurs statuts, leurs rémunérations, et font barrage aux outsiders. Les vrais coupables, ce sont les incrustés dans l’emploi. Dans Hard Times, Studs Terkel, qui relit l’histoire de la Grande Dépression depuis les années Reagan, souligne ce basculement décisif qui a fait passer les chômeurs du statut de victime dans les années 30 à celui de responsable de leur sort dans les années 80. Nous savons désormais qu’il est possible de culpabiliser aussi ceux qui sont dans l’emploi — sans d’ailleurs le moins du monde relever ceux qui n’y sont pas de leur propre responsabilité, car l’économie morale du chômage, envisagée du point de vue patronal, n’a pas la cohérence pour priorité.

Lire aussi François-Xavier Devetter, « Lutte contre le chômage : rustines et chausse-trapes », Le Monde diplomatique, septembre 2016.Plutôt la défausse. Car c’est tout un régime macroéconomique, dominé par le capital, qui conduit à cette remarquable performance du chômage de masse permanent. On peut même dire les choses plus précisément : c’est le capitalisme dominé par les actionnaires qui installe paradoxalement un régime dépressionnaire de l’investissement. D’abord par compression permanente des salaires, donc de la demande adressée aux entreprises. Mais plus encore, et c’est ici que s’expriment toutes les nuisances du primat des actionnaires, par la censure des projets d’investissement qui ne passent pas la barre de leurs exigences de rentabilité financière. En somme, et si vraiment on voulait abandonner l’analyse des structures pour le registre de la morale, il faudrait convenir que c’est le groupe des actionnaires qui porte la responsabilité du chômage. Moyennant quoi on soustrait les patrimoines-actions à toute fiscalité pour lutter contre le chômage…

La vérité du discours insiders-outsiders est tout autre. Ceux dont les esprits en sont habités doivent eux-mêmes la trouver trop peu présentable pour la dire à voix haute, si bien qu’il faut les Macronleaks pour la faire sortir — révélée dans Le Temps en Suisse (en France Le Monde regarde ailleurs, oh une fake news !) : « Sur le travail, c’est vraiment la deuxième question la plus importante car, au bout du compte, l’essentiel est de savoir si les Français sont effectivement convaincus que mieux vaut des travailleurs pauvres que des chômeurs bien indemnisés » (7). C’est Alexis Kohler (présentement secrétaire général de l’Elysée) qui parle, et on se demande ce que la musicologue du Monde trouverait à dire de cette aubade.

En tout cas on est désormais assez bien fixé quant au projet gouvernemental « d’en finir avec le dualisme insiders-outsiders ». À la vérité, on savait depuis Marx combien « l’armée de réserve » et son volant entretenu de corvéables étaient fonctionnels au capital — c’est qu’on puisse indemniser des chômeurs qui ne l’est pas du tout. Il faudra donc que les outsiders, sur le sort desquels toute la macronie affecte de pleurnicher à chaudes larmes — « on veut en finir avec la France des initiés » n’hésite pas l’inénarrable Griveaux —, finissent par être informés qu’ils n’ont aucun espoir de devenir des insiders : simplement celui de rester des outsiders quoique d’un autre genre, non plus comme chômeurs indemnisés mais comme travailleurs pauvres.

Et c’est toute cette boue qui s’habille de « pragmatisme » et d’« efficacité ». « Réduire le chômage, c’est de droite ou de gauche ? » demande encore le secrétaire d’État à on ne sait pas quoi. Le plus drôle étant que, si Macron Magazine ne voit rien à objecter à cet argument qui éclaire sa semaine, ce sont les ingénieurs mêmes de la « réforme » qui transpirent à grosses gouttes quand la question leur est posée un peu plus sérieusement. Certains se souviennent peut-être de cette stupéfiante émission de C dans l’air du 26 juin où la présentatrice lit benoîtement une question d’internaute : « Y a-t-il des exemples de dérégulation du droit du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ? ». Grand silence frisé, tout le monde se regarde. Et puis Raymond Soubie, dans un demi-borborygme : « euh non… ». La présentatrice enchaîne – car on ne se rend pas compte mais c’est un vrai métier – : « très bien, question suivante ».

Le 21 septembre au 7-9 de France Inter, la science économique en majesté avec Philippe Aghion. Question : « Y a-t-il un lien prouvé et démontré entre la facilité à licencier et la facilité à embaucher ? ». Réponse aux avirons : « Je pense qu’il y a eu des études, je ne peux pas vous dire quelle étude, mais enfin c’est prouvé, c’est établi ». La science donc, un peu bafouillante, mais la science : il doit y avoir « une étude » quelque part, mais on ne sait plus où on l’a mise, ni même si elle existe, peu importe en vérité : « c’est prouvé ». Ah mais flûte, voilà qu’on a retrouvé une « étude », du Conseil d’Analyse Economique, dont Aghion fut membre de 2006 à 2012, et qui dit ceci : « Il n’y a pas de corrélation démontrée entre le niveau de protection de l’emploi et le chômage (8) »… Dans n’importe quelle société démocratique décemment constituée, voir engagé si lourdement le sort de tant de personnes par de pareils tocards sur des bases aussi inexistantes serait instantanément un objet de scandale national. Pas ici.

Les naufragés de la croyance

Ici, on laisse les démolisseurs dire « efficacité », qui est le sauf-conduit prévenant toute objection soutenue de journaliste — même quand on n’est pas capable de répondre à la question. Il faut dire que si les questionnés peuvent se permettre pareil degré d’indigence, c’est bien parce qu’en face l’inanité des questionneurs les assure de ne courir aucun risque. Les uns et les autres offrent d’ailleurs ce singulier spectacle de prisonniers solidairement bouclés dans une croyance en voie de naufrage. Solidairement parce que la croyance a fait leur magistère partagé pendant des décennies, et qu’il va leur être également difficile d’en reconnaître la faillite. C’est bien pourtant ce qui leur pend au nez, et le pire : sous le revirement même des autorités de référence qui, trente ans plus tard, finissent par tourner casaque, laissant comme d’habitude les croyants ordinaires une main devant une main derrière.

Car voilà la curie sens dessus dessous : même le FMI, rappelle Serge Halimi (9), doit bien constater que le démantèlement du droit du travail, en fait de « libération des énergies », a surtout produit l’explosion des inégalités (10). Un mauvais coup n’arrivant jamais seul, l’OCDE explique alors que l’enrichissement des plus riches n’a aucun effet bénéfique sur la croissance, tout au contraire : elle en réduit les taux de long terme (11). Deux propositions qui peuvent assez bien s’accrocher l’une derrière l’autre pour produire un argument complet.

C’est pourtant l’accrochage exactement inverse qui fait le cœur de la doctrine gouvernementale, sous l’argument symétrique du trickle down, une autre innovation disruptive du macronisme qui ne remonte jamais qu’à Margaret Thatcher et, avouons-le, qu’on n’aurait pas cru pouvoir ressortir si facilement des poubelles de l’histoire, comme quoi…

Moment de vacillation tout de même dans les médias : on sent bien que le cœur y est moins, on entend bien çà et là les hésitations de quelques journalistes en début d’ébranlement, travaillés par l’idée d’un faux gigantesque, un faux de trente ans, payés au prix fort par des populations maintenant un peu énervées, en somme une colossale imposture idéologique. Mais rien encore qui puisse faire faire le pas, le pas de demander à Bruno Le Maire, Benjamin Griveaux et Emmanuel Macron s’ils ne se moquent pas un peu du monde avec leurs couillonnades presque obscènes d’énergies à libérer, de « talents à faire revenir » (12), de « réussites à récompenser » (13), et d’« un trader installé qui crée trois emplois indirects » (14). Faut-il avoir atteint le bout du bout, symptôme d’ailleurs bienvenu d’un ordre épuisé, pour aller chercher des arguments récusés par la réalité comme par les institutions internationales qui les mirent primitivement en circulation, des arguments, pour tout dire, aussi vieux, aussi nuls, auxquels aucune imagination doctrinale, épuisée elle aussi, n’a même été capable de donner un semblant de ripolinage, une petite touche de pas-tout-à-fait-vu, un peu de vernis rafraîchi : les années 80 au micro-ondes.

Mais comme un canard à la tête coupée, la croyance est encore capable de courir droit devant elle un moment. De croyance aberrante, on arrive pourtant parfois à parler. L’émission 28 minutes, par exemple, s’attaque courageusement à la question de la croyance climato-sceptique trumpienne. Et l’on regarde les fadas de la Maison Blanche avec une commisération toute anthropologique. Claude Askolovitch tient vraiment au point de vue théorique, car il y a là pour lui un fait étonnant, qui demande de comprendre. Et de s’adresser au philosophe de plateau : « Expliquez-moi ce processus mental. Voilà un phénomène qui est scientifiquement attesté : le réchauffement climatique dû à l’action de l’homme, c’est patent, ça se voit, ça s’observe. Comment font les climato-sceptiques, négationnistes, pour fonctionner ? Comment fait-on pour s’abstraire de la réalité quand on est au pouvoir » ? (15). On voit bien qu’il est sincèrement ébahi Askolovitch : que des esprits puissent ainsi se fermer à des évidences aussi massives, aussi incontestables, c’est vrai qu’il y a de quoi se demander si on n’a pas affaire à des demi-fous. Ce qu’on voit bien également, c’est qu’il a la clinique à géométrie typiquement variable, qu’il ne se rend pas tout à fait compte de la généralité qu’il suggère lui-même, et qu’il y aurait de quoi s’inquiéter de la libre circulation d’autres demi-fous au moins aussi atteints. Bref, on sent bien qu’il faudra encore un moment pour l’entendre lui ou l’un de ses semblables interpeller pareillement Macron-Le Maire-Griveaux : « Expliquez-moi ce processus mental. Voilà un phénomène qui est scientifiquement attesté : le désastre du chômage et des inégalités dû aux politiques néolibérales des trente dernières années, c’est patent, ça se voit, ça s’observe. Comment font les néolibéraux, négationnistes, pour fonctionner ? Comment fait-on pour s’abstraire de la réalité quand on est — comme vous — au pouvoir ? ».

C’est vrai ça : comment fait-on ? Ou alors en vue de quoi ? Pour servir qui ? Et avec l’aide de qui ? Pendant si longtemps.

« Et si la défiscalisation ISF des actions stimulait de nouvelles émissions ? »

C’est vraiment le dernier argument à racler pour défendre l’indéfendable, et celui-là aussi est faux. C’est qu’il y a des raisons structurales, très profondes, à la faiblesse chronique des volumes d’émissions nouvelles — car la chose n’est pas propre aux années 2014-2015 dont on a donné les chiffres : sur les treize dernières années on n’a jamais dépassé les 20 milliards d’euros. Une faiblesse chronique dont aucune incitation fiscale ne viendra à bout. La réponse, sans doute d’apparence paradoxale, à cette question tient aux propriétés les plus fondamentales du capitalisme actionnarial lui-même. Supposé soutenir les émissions et l’investissement par la prodigieuse médiation des marchés de capitaux, il a produit l’effet rigoureusement inverse. C’est qu’en définitive, les actionnaires se moquent comme d’une guigne de l’investissement physique des entreprises : la seule chose qui leur importe est la rentabilité de leur investissement financier. Or le cours des actions, par où se forme la plus-value spéculative, dépend étroitement du bénéfice par action (BPA) des entreprises. Pour celles-ci, émettre trop d’actions, c’est, par effet de dilution, faire mécaniquement baisser le BPA, et très probablement à sa suite le cours. Alors, sous pression de leurs actionnaires, elles s’abstiennent. Elles font même davantage : elles rachètent — en masse — leur propres actions (16)) : 5,2 milliards d’euros en 2015, qui viennent donc effacer plus de la moitié des 10 milliards d’émissions de cette même année. Donnons au paradoxe sa formule synthétique : c’est le capitalisme boursier qui fait obstacle au financement boursier des entreprises… faisant par-là lui-même la démonstration de l’inutilité de la Bourse. Et du bien-fondé de la conclusion qui s’ensuit : fermer la Bourse !

L’élection ou la rue

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« Allez, bois un punch et vote pour le prochain responsable du culte »
cc Twisted Gent

C’est un de ces débats dont on ne sait si la récurrence est affligeante — tant elle exhibe l’ignorance ou la mauvaise foi — ou si elle est rassurante dès lors que la démocratie ne saurait se passer de luttes sur sa définition — sauf à laisser le monopole de cette définition à certains et donc à se renier. La réforme du code du travail vient donc de rouvrir cette polémique alors que les manifestations de rue s’opposent à un gouvernement qui se prévaut de son élection quelques mois plus tôt pour la mener à bien. Ainsi sont opposés frontalement, et non plus seulement suggérés comme lors de chaque mouvement social, l’opposition du vote et de la rue comme moyens de la démocratie. Au président de la République qui lançait « la démocratie, ce n’est pas la rue » (CNN, 19 septembre), la France insoumise par son chef Jean-Luc Mélenchon et les pancartes de la manifestation du 23 septembre répondait : « Non M. Macron, la démocratie c’est la rue ». Et d’improviser une leçon d’histoire : « Monsieur le Président, il vous reste à consulter l’histoire de France pour apprendre que c’est la rue qui a abattu les rois, c’est la rue qui a abattu les nazis, c’est la rue qui a protégé la République contre les généraux félons en 1962 (…) c’est la rue qui a obtenu la quatrième semaine de congés payés en 1968 (…) c’est la rue qui a abattu le plan Juppé (…) c’est la rue en 2006 qui a obtenu le retrait du CPE (…) c’est la rue toujours qui porte les aspirations du peuple français lorsqu’il ne peut les faire entendre autrement ». Une leçon si accablante — presque tout y est erroné — qu’elle n’invite pas à l’optimisme (1).

Lire aussi Charles Perragin, « Noter pour mieux voter ? », Le Monde diplomatique, octobre 2017.Il importe donc de corriger sauf à laisser l’espace public à la merci des sottises et pire à l’incompréhension. Il convient de rappeler que le débat met toujours en scène des conceptions différentes de la démocratie. D’abord le régime représentatif, auquel la qualité de « démocratie fut d’abord refusée, puisqu’il consistait à s’en remettre à des gouvernants élus pour gouverner. Jean-Jacques Rousseau ironisait ainsi sur ces Anglais qui se croyaient libres et ne l’étaient que le jour d’une élection. La sociologie critique peut être située dans ce prolongement par son analyse de la dépossession politique. Ce régime de la représentation libre comme la qualifiait Max Weber, ou de la fides implicita comme l’appelait Pierre Bourdieu, en empruntant sa terminologie au droit canon, consiste en une remise générale de soi à des représentants disposant librement de leur mandat. Pas tout à fait un chèque en blanc, puisque cette autorité devait être refondée par une nouvelle élection pour un nouveau mandat. Cette conception a prévalu aux débuts des républiques parmi un personnel politique issus de classes dirigeantes jalouses de leurs capacités et peu portées à dépendre d’électeurs dominés, sinon le temps d’une élection. Quelles que soient ses limites démocratiques, ce régime a été nommé « démocratique ». Une démocratie de délégation en somme. Aussi fût-elle contestée par des forces politiques issues de classes sociales moins sûres de leur domination mais plus capables d’établir une relation contractuelle avec les électeurs.

C’est ainsi que l’idée du mandat impératif fut proposée au XIXe siècle. La difficulté de sa mise en œuvre (jusqu’où aller dans le détail et pour combien de temps), les réticences des représentants à se lier les mains, même ceux qui s’en réclamaient officiellement, ont limité sa réalisation. Toutefois, sans prendre la forme extrême du mandat impératif par lequel un représentant ne peut mener que les actions pour lesquelles il a été précisément mandaté — représentation liée ou fides explicita —, la conception contractuelle s’est partiellement imposée par le biais des professions de foi et des programmes électoraux, soit des engagements plus ou moins précis. En 1981, les 110 propositions du candidat François Mitterrand participaient de cette conception d’une démocratie contractuelle d’un mandat semi impératif qui avait été surtout portée par la gauche. Ainsi les deux conceptions ont-elles pu coexister inégalement selon les gouvernements et aussi selon le temps de mandat, la latitude d’action des gouvernants s’accroissant généralement avec l’éloignement de la consécration électorale.

Lire aussi Sarah Cabarry & Cécile Marin, « 1981, l’occasion ratée », Le Monde diplomatique, septembre 2016.Ces deux acceptions de la représentation, libre ou liée selon les termes de Max Weber, ont toutefois été contestées généralement par les critiques de la délégation entière ou partielle, au nom de la démocratie qu’on désigne souvent comme « directe » même si le terme paraît excessif sinon abusif. Toujours est-il que cette conception trouvait des réalisations pratiques dans les consultations populaires directes — le référendum — ou dans les mobilisations diverses telles que la pétition, la manifestation. Un répertoire d’action collective (selon l’expression de Charles Tilly) diversifié, dont certaines méthodes ont largement disparu après la Seconde République, avant de réapparaître (la pétition), de se transformer (la manifestation de 1848 tenait du défilé militaire), de se combiner (la manifestation et la grève). Et de se diffuser vers de nouveaux groupes sociaux. Il y a belle lurette que les manifestations ne sont plus la méthode exclusive du « peuple de gauche » ou seulement la voie de la protestation comme l’ont montré les mouvements fascistes. Il reste que la rue est devenue une sorte de métaphore de l’alternative au régime représentatif régi par l’élection. Un instrument démocratique par excellence, en tout cas plus démocratique. Jean Paul Sartre ne disait pas autre chose dans un article fameux reprenant le slogan de mai 1968, « Élections, pièges à cons », en fétichisant l’isoloir comme un responsable de la trahison : « L’isoloir, planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à chacun : “Personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même ; tu vas décider dans l’isolement et, par la suite, tu pourras cacher ta décision ou mentir.” Il n’en faut pas plus pour transformer tous les électeurs qui entrent dans la salle en traîtres en puissance les uns pour les autres. (2) »

Il ne s’agit pas d’afficher un œcuménisme modéré et pacificateur de principe mais, parce que tous les moyens de la démocratie sont imparfaits, il faut bien convenir que tous ont eu et ont donc encore de bons arguments. La démocratie c’est aussi la rue, devrait-on répondre au président Macron, parce que le régime représentatif se confond avec les libertés sinon les trahisons de gouvernants qui en font à leur guise pour peu qu’ils soient mal contrôlés. La protestation sociale n’opère d’ailleurs pas comme un simple rappel à l’ordre mais à titre préventif en dissuadant des gouvernants d’entreprendre des politiques pour lesquelles ils n’ont reçu aucun mandat. Comme on l’a justement fait remarquer, la menace de la grève a parfois été plus efficace que la grève elle-même : ce moyen de lutte ponctuel crédibilisait en permanence la menace. Il est aussi clair que la légitimité de la protestation est mieux fondée lorsque les mesures attaquées n’ont pas été annoncées par un programme. Ainsi la loi Juppé de 1995 comme la loi El Khomri de 2016 n’étaient inscrites ni dans le programme de Jacques Chirac qui venait d’être élu à la présidence, ni par celui de François Hollande qui arrivait à la fin de son mandat. La rue pouvait être présentée en en l’occurrence comme un refus démocratique du coup de force. En va-t-il de même quand la rue s’oppose à une réforme dûment inscrite au programme électoral du vainqueur ?

En principe, la victoire électorale vaut approbation du programme entier. Une convention sans doute mais une convention dont il est difficile de se passer en régime démocratique. Les protestataires peuvent faire valoir plusieurs titres de légitimité post électorale. En 1984, la réforme de l’enseignement libre était inscrite dans les propositions de François Mitterrand mais les opposants ont fait valoir que les négociations ne leur avaient pas donné satisfaction voire qu’ils avaient été trahis par des promesses non tenues. En 1992, le mouvement de la Manif pour tous — une manière de dénier à la gauche une sorte de propriété morale sur la manifestation — excipait des valeurs supérieures à la politique électorale — respect de la vie, de la famille, etc. — pour refuser une réforme annoncée. Aujourd’hui, Jean Luc Mélenchon s’est expressément prévalu d’une critique de la démocratie électorale, généralement suggérée, selon laquelle les électeurs auraient voté pour un candidat sans voter pour la mesure contestée. C’est en ce sens que M. Macron peut revendiquer la légitimité démocratique de la réforme du code du travail : il l’avait inscrite dans son programme. La critique par l’explication du vote a évidemment quelque vérité tant aucun électeur ne vote pour toutes les mesures d’un programme, soit parce qu’il les ignore, soit parce qu’il est indifférent, soit parce qu’il vote pour une personne, soit parce qu’il vote contre d’autres.

La raison invoquée par M. Mélenchon peut cependant amener à contester toute élection et tout vote si les électeurs n’y ont pas investi ce qu’on dit. Elle est aussi cocasse. Sans doute Jean-Luc Mélenchon a-t-il raison d’assurer que les électeurs d’Emmanuel Macron « n’ont pas voté pour ça », soit en faveur de la réforme du travail, mais comment sait il que ses propres électeurs « ont voté pour ça », c’est-à-dire pour toutes ses raisons politiques ? On ne saurait épuiser facilement toutes les situations où la rue peut être un correctif démocratique aux abus de pouvoir, non seulement dans les régimes autoritaires mais dans les démocraties libérales. Les protestataires peuvent justement faire valoir que le vote met en œuvre une égalité abusive quand les mesures concernent inégalement les gens, ou quand la voix d’une personne non concernée vaut autant que celle d’une personne concernée. Quel est par exemple le sens d’un référendum lorsqu’il vise à trancher un aménagement local comme un aéroport alors qu’une partie du corps électoral est éloignée du lieu touché et que d’autres appelés à voter décident en l’occurrence du sort de leur terrains expropriés ou non. En l’occurrence, une voie de démocratie directe était opposée à une autre, le référendum versus la manifestation. Sans que rien ne s’impose absolument comme un principe absolu. Ainsi en va-t-il pour toutes les voies démocratiques, toutes imparfaites sinon injustes. Vérité difficile à admettre comme le souligne à l’envi la force des préjugés qui prolongent des certitudes depuis longtemps démenties. A moins qu’il ne s’agisse que de justifier les intérêts du moment.

Vivre et penser comme des DRH

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(^..^)
cc groume. — Cf. Gilles Châtelet, « Relire Marcuse pour ne pas vivre comme des porcs », Le Monde diplomatique, août 1998.

De sa délicieuse voix traînante, Deleuze, dans son Abécédaire, dit ce qui fait le point de charme d’un ami, le grain de folie qui porte à l’aimer. Et puis il dit, à l’inverse, le sentiment de la disconvenance irrémédiable comme il naît parfois instantanément, qui rend certaines fréquentations impossibles pour quoi que ce soit : « on entend une parole, et on se dit : non mais qu’est-ce que c’est que cette immondice ? ». Les DRH tiennent les 11 et 12 octobre leur 34e congrès au Pré Catelan. On lit le programme. Et c’est comme une benne à ordure qui viendrait verser au milieu d’une nappe de pique-nique.

Le même Deleuze, extra-lucide, prophétisait : « on nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ». Mais dans l’ordre du terrifiant, qu’est-ce qui est le pire : qu’elles aient leur petit sentiment ou qu’elles se piquent de penser ? Car elles pensent aussi. Et comme l’époque n’est plus à la contention, elles pensent à ciel ouvert. Tiens : comme les décharges.

Lire aussi Gilles Balbastre, « Le fantassin du dialogue social », Le Monde diplomatique, septembre 2017.On ne s’intéresse pas assez à la littérature managériale. Bien à tort. Quand la fusion organique du capital et de l’État a atteint le stade Macron, c’est une littérature politique. L’« édito » du congrès ne s’en cache d’ailleurs pas : « Le Congrès HR est le reflet d’une fonction RH en mouvement. Ou plutôt en marche ! ». En réalité il se sous-estime : le congrès et sa littérature sont politiques à un titre bien moins superficiel. C’est qu’on y pense l’homme et la vie, ni plus ni moins. Évidemment sous l’hypothèse directrice que l’entreprise est la vie, épuise la vie. Bien sûr on se récrie, on proteste du souci de l’« équilibre des collaborateurs », de la « préservation de leur vie personnelle ». Las, il suffit d’un malencontreux lapsus calami pour ruiner tous les efforts de la dénégation : « Concilier vie professionnelle et professionnelle pour attirer les talents » (1), annonce un atelier du 11 octobre après-midi. Patatras…

Confirmation d’une tendance en fait à l’œuvre depuis le milieu des années 1980, disant donc quelque chose de l’essence du néolibéralisme, la convergence, non pas des luttes, mais de l’entreprise, de l’armée et des sports extrêmes est de nouveau à l’honneur au programme du 34e Congrès HR. On y écoutera en vedette américaine, ou plutôt britannique, Mark Gallagher, « ancien directeur d’équipes de Formule 1, expert en motivation et en performance » et aussi, par le fait, en remplacement flash des pneus usés dans les stands. On nous apprend que le chef-chauffard est par-là même « spécialement qualifié pour diriger n’importe quelle entreprise dans n’importe quel domaine pour atteindre le plus haut niveau de performance », pétition d’universalité qui jette un froid à l’échelle du salariat tout entier. Mais, à tout prendre, le statut de collaborateur-pneu n’est-il pas préférable à celui de cobaye entre les mains du Médecin-chef de l’Institut de recherche biomédicale des armées, qui se propose, lui, de produire des « collaborateurs augmentés » ?

Pneu ou cobaye, ça n’est jamais que la suite logique d’un acte originel posé en mots : ressource humaine. Un employé d’un Jobcenter berlinois livre la vérité ultime de la chose : « Nous proposons aux entreprises du matériel humain bon marché » (2). On voudrait, paraphrasant Georges Canguilhem et par une simple substitution de mot, poser aux DRH la question que celui-ci adressait aux psychologues dévoyés : « qu’est-ce qui pousse ou incline les [DRH] à se faire, parmi les hommes, les instruments d’une ambition de traiter l’homme comme un instrument ? ». Mais les DRH sont sacrément partis. Si on en rattrapait un, il répondrait sûrement qu’il faut « décliner les méthodes agiles dans les modes de travail pour simplifier les process ». Entre le médecin-chef fou à lier, la phraséologie du « collaborateur » et la méthode des process agiles, nous savons donc en quel lieu précis s’établit la pensée DRH : à l’intersection du totalement flippant, de l’ignoble en roue libre et du grotesque à se rouler par terre.

Mais s’il faut s’intéresser aux DRH c’est parce que leur Congrès rencontre l’époque comme jamais, et même qu’il en donne l’idée pure. Que l’entreprise soit la vie, et la société une entreprise, c’est le sens le plus profond du macronisme. On signale que Muriel Pénicaud ouvre les travaux du 34e Congrès sous l’appellation avantageuse de « DRH de l’entreprise France » — au cas où il resterait des mal-entendants. L’« édito » tease à mort : « La ministre a accepté d’être face à vous, en toute proximité, pour répondre à toutes vos questions. Sans aucun filtre ». Tu parles ! C’est toute la classe macronienne qui en a d’avance le système glandulaire surmené. Car sous la pellicule fine des ultra-riches, du reste probablement indifférents à cette insane bouillie verbale, s’ils n’en rient pas eux aussi — mais autrement —, il y a toute la petite troupe électorale des wanabees qui, eux, s’y croient à fond. Ils lisent Challenges ou Winner comme jadis on lisait Salut les copains : avec des étoiles dans les yeux, se ruinent le poignet sur des posters dépliables de Xavier Niel, se repassent dans la voiture leurs leçons de globish, optimisent leurs process, ne rêvent que d’être « augmentés », vivent la vie comme une startup. On n’aurait pas d’obstacles à ce qu’ils restent entre eux, comme dans une sorte de parc à thème, qui par parenthèses pourrait connaître un réel succès, c’est qu’il y a des choses à voir et à entendre qui méritent qu’on paye. Le problème est que ces débiles ont la forme de vie agressivement envahissante, et qu’ils ont même pour projet d’y mettre tout le monde : ils se sont d’ailleurs donné un président pour ça.

Quoiqu’ils nous fassent énormément rire, il faut tout de même leur dire que leur vision de l’homme, de la vie et de la société nous est parfaitement répugnante. Que leur congrès lobotomique se propose de la célébrer en tous ses atours est une occasion dont la signification présente ne nous échappe nullement, et, disons-le leur, dont nous commençons à être quelques-uns à vouloir trouver un parti à en tirer. Si d’ailleurs quelque initiative se formait en vue d’aller leur faire savoir sur place une ou deux choses en ce sens, c’est avec un grand bonheur que nous nous y joindrions.

Une toute dernière chose : on n’exclut pas que, dans un réflexe très professionnel de branding management, d’e-reputation et de communication agile, les DRH auront à cœur de rétablir aux yeux de l’opinion leur dignité offensée, et se mettront en peine d’une réponse justement offusquée, pour expliquer qu’au cœur du process de coworking, la fonction RH ne sert pas seulement le développement des hommes mais aussi celui de la Cité où elle s’inscrit à titre citoyen, humaniste et responsable (3). Vraiment, on voudrait leur dire : oh oui, s’il vous plaît, écrivez-nous un petit quelque chose.