Malaise dans les rangs

JPEG - 219.9 ko
« Switch »
cc Alistair Hamilton

Le jour même de cette mini-mobilisation, le ministère de la défense avait tenu à rappeler – en guise de contre-feu – que la condition du personnel militaire est en voie d’amélioration grâce au milliard d’euros programmé pour la période 2017-19, avec cette année une première tranche de 350 millions, affectés notamment à une meilleure alimentation des soldats en opérations, à l’achat de 49 000 gilets pare-balles de nouvelle génération, etc.

La veille, un jeune militaire de l’opération Sentinelle s’était suicidé avec son arme de service, dans l’ilôt St-Germain, à deux cents mètres du bureau de la ministre, Mme Florence Parly : c’est le troisième suicide depuis 2015 – année de lancement de cette opération militaire de sécurisation du territoire national. Sentinelle avait également fait parler d’elle le 9 août dernier, après l’attaque de militaires à Levallois-Perret (Hauts de Seine), près des locaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Jean Marc Tanguy, du blog Mamouth, a listé les revendications de « femmes de militaires en colère », l’organisateur de la manifestation des Invalides, telles que les lui a présentées la fondatrice de ce collectif (1) :

arrêter Sentinelle : cette opération est « ridicule et ne sert à rien, les hommes sont fatigués, logés dans des lieux insalubres, ils ne mangent pas à leur faim. On leur donne des aliments périmés. Les primes sont payées plusieurs mois après. On ne peut pas dire que le pays est en guerre et faire des militaires les supplétifs de la police » ;

imposer le même niveau de qualité dans les reconversions dans l’armée de terre (où les situations seraient très disparates d’un régiment à l’autre) ;

réduire les mutations au strict nécessaire, car elles contribuent à générer des « célibats géographiques », ou des situations contraignantes pour les conjoints ;

renforcer les dotations d’équipement individuel, pour que les familles n’aient plus à financer elles mêmes des gilets pare-balles, harnais, etc ;

mettre définitivement fin aux « errements de Louvois » (2).

imposer la reconnaissance du syndrome post-traumatique (PTSD). Beaucoup de familles vivent cela seules. « Parfois, quand on en parle en régiment, on se fait rire au nez. »

Le quotidien des soldats

Au total, un sentiment de déclassement déjà exprimé à plusieurs reprises dans l’enceinte du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM), instance représentative des personnels de défense. Et qui a été renforcé en juillet dernier par l’annonce de restrictions budgétaires, suivie de la démission du chef d’état-major des armées.

Autre indice : au même moment, un rapport parlementaire de la commission des finances du sénat, sous la responsabilité du sénateur Les Républicains (LR) d’Ile-et-Vilaine, Dominique de Legge, dénonçait l’état des infrastructures militaires, avec des logements parfois « proches de l’insalubrité ». Il pointait un défaut de maintenance régulière, source de dégradation de certains bâtiments, par exemple sur la base aérienne d’Orléans, au lycée militaire d’Autun ou au camp du 2e régiment d’infanterie de marine du Mans.

Le rapporteur spécial s’interrogeait sur le caractère selon lui « volontaire » de la « sous-budgétisation des dépenses consacrées à l’infrastructure ». Il manquerait 2,5 milliards d’euros pour satisfaire les besoins d’infrastructures dans les six ans à venir, selon ce rapport. « Dans de nombreux cas, un entretien courant suffisant aurait pu permettre d’éviter de telles situations », explique le sénateur pour qui des opérations mineures, telles que l’installation d’un accès à Internet sans fil dans l’ensemble des lieux d’hébergement, « seraient de nature à améliorer significativement le quotidien des soldats ». Et donc le moral des troupes, ainsi que l’attractivité des métiers de la défense.

De manière générale, « il y a un malaise », soulignait notre consoeur Nathalie Guibert dans son enquête sur « le quotidien des soldats, talon d’Achille des armées (3) » Des témoignages recueillis avant même ce 14 juillet de crise évoquaient notamment « l’écœurement » suscité chez certaines recrues par l’opération Sentinelle qui pompe les énergies, désorganise les calendriers, ampute la vie privée – au détriment de missions jugées plus valorisantes. Un contexte de suractivité qui commence à poser des problèmes de fidélisation des personnels. Ainsi, l’association professionnelle nationale de militaires de la marine ( APNM) écrivait à la ministre de la défense : « La motivation et le moral de ceux qui restent s’émoussent, et les armées n’arrivent plus à recruter pour compenser les départs ».

Contraints et forcés

Si l’on peut noter que, malgré ce climat morose, les chefs d’état-major des quatre armées – terre, air, mer, cyber – n’ont pas emboîté le pas au général Pierre de Villiers, et restent à leur poste, ils ne manquent pas, chacun dans son secteur, de souligner les insuffisances budgétaires et autres. Entendu, comme ses alter ego par la commission de défense de l’assemblée nationale, le général Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre, a indiqué, à propos de l’engagement massif de soldats sur le territoire nationale depuis 2015, sous la forme de l’opération Sentinelle : « Nos jeunes s’engagent pour l’action et pour voir du pays. Quand on leur dit que leur première mission sera « Sentinelle » à la gare du Nord, cela ne les fait pas rêver. Je ne vais pas raconter des histoires : ils se sont engagés d’abord pour partir au Mali ou sur d’autres théâtres d’opérations extérieures ».

Le général Bosser a également évoqué le projet de service national auquel le président Macron semble attaché, mais qui pose de sérieux problèmes de mise en œuvre : « Qualitativement, nous avons les compétences et le savoir-faire pour aider nos jeunes. Mais c’est le volume qui peut poser problème. 700 000 jeunes, c’est dix fois la force opérationnelle terrestre ! Quel est l’impact d’une masse de 700 000 personnes sur une masse qui en fait 77 000 ? Que se passe-t-il lorsque l’on est percuté par dix fois son poids ? Si l’on nous dit qu’en cinq ans, nous aurons à former 700 000 personnes, comment ferons-nous ? »

« Quelle est la finalité de ce service national ? Que veut-on apprendre à ces jeunes ? Deuxièmement, combien serons-nous à agir ? Les militaires seront-ils seuls dans cette affaire ? Est-ce une action interministérielle ? Sera-t-elle partagée avec d’autres ? Je pense qu’un partage des tâches serait judicieux ».

« Reste un dernier point qui n’est pas anodin : la popularité ou l’impopularité que la défense pourrait tirer de cette action. Aujourd’hui, nous employons des engagés volontaires, qui acceptent l’entraînement et les contraintes du service. Avec un service national, on accueillerait des garçons et des filles qui, pour certains, viendraient chez nous un peu contraints et forcés. Pour ma part, je ne souhaite pas revenir à ce que l’on a pu connaître dans les années 1970 ou 1980… Quoi qu’il en soit, la popularité ou l’impopularité de notre armée aurait un impact sur notre capacité à encaisser ce choc dans notre écosystème ».

En avance sur nous

Entendu également à la mi-juillet par la commission de défense de l’assemblée nationale, le général Lanata, chef d’état-major de l’armée de l’air, se veut « particulièrement attentif à certains programmes, car il est évident que ces annulations budgétaires auront des conséquences physiques ». Mais, « il est évident que ces annulations ne pourront concerner les éléments touchant directement à la conduite de nos opérations », se rassure-t-il.

Le général s’inquiète de ce que la modernisation « relativement rapide et ambitieuse » des forces aériennes britanniques (4) « les place très sensiblement en avance sur nous », avec une flotte de ravitailleurs neuve et déjà 14 ravitailleurs MRTT (il devrait y en avoir 12 en France, dont 9 commandés seulement à ce stade) alors qu’ils n’ont pas la charge de la mission de dissuasion aéroportée. Ils sont en train de faire entrer en service le F-35 (5) et auront bientôt une flotte de chasseurs composée uniquement d’avions de quatrième et de cinquième génération (Eurofighter et F35), quand la française sera plutôt composée d’appareils de génération antérieure (Mirage 2000 et Rafale).

La Royal Air Force dispose de six AWACS (4 en France). Sa flotte de transport est composée d’une palette de moyens récents (C130, C17, A400M), alors que les C130 et C160 français sont à la peine. Ses moyens de surveillance surclassent les moyens français (avec notamment sur le théâtre irakien un nombre de drones de surveillance de longue endurance bien supérieur). « Bref, résumait le général, les Britanniques ont fait un effort. On entend souvent dire qu’ils sont déclassés : ce n’est pas ce que j’observe dans le domaine aérien ».

Ministère sans défense

Le chef d’état-major de l’armée de l’air française se plaint au contraire de la vétusté de certains de ses équipements, alors « qu’arrive un moment où la structure industrielle qui nous permet de réparer ces équipements n’existe plus ». En ce qui concerne le nouvel appareil de transport, l’A400M, « sa disponibilité a été catastrophique, et je pèse mes mots, en 2016 » . De zéro à un avion l’an dernier, on est passé à une disponibilité de cinq à six avions en ligne aujourd’hui, sur une flotte de onze appareils. En outre, « l’avion a été livré avec un standard qui ne correspondait pas à celui que nous attendions : c’était un avion de transport logistique et non de transport tactique ». Le général Lanata, à propos des standards du chasseur Rafale, note qu’une « petite moitié » seulement sont des appareils polyvalents, l’ensemble de la flotte des Rafale ne devant pas atteindre ce standard complet avant une quinzaine d’années.

Des propos cependant mesurés. Il est vrai que le président de la commission de défense de l’assemblée avait donné le ton : « J’invite nos collègues à faire preuve de prudence. Comme vous le savez, c’est à la suite de propos tenus dans le cadre d’une audition, et ayant filtré dans la presse, que le général de Villiers a démissionné… ». On verra par exemple si, dans l’enceinte de l’université d’été de la défense, qui se réunit les 4 et 5 septembre à Toulon sous l’égide de la marine, les militaires et les politiques surmonteront ces prudences et réticences, et tiendront un discours de vérité. Ou si, au contraire, ils laisseront apparaître qu’après un temps où le ministère de Jean-Yves Le Drian remportait tous les arbitrages face à Bercy, le ministère de la défense est aujourd’hui, avec Macron, un ministère… sans défense.

Les militaires en quête de « preuves d’amour »

JPEG - 136.7 ko
« Ruiterhelm (mantelhelm) Staatse leger », (Casque de cavalier, armée hollandaise) – Anonyme, 1600 – 1649
Collection du Rijksmuseum.

« Psychodrame… trahison… humiliation… » : la communauté de défense reste en émoi, deux semaines après la démission du chef d’état-major, le général Pierre de Villiers. Le président Macron aura gâché en quelques jours et quelques mots le potentiel de crédit acquis auprès des militaires depuis son investiture, même s’il agissait surtout d’une posture. « Défiler dans un véhicule militaire, rendre visite aux blessés, se rendre sur un théâtre d’opérations, c’est très bien, affirme par exemple le colonel Michel Goya, mais il y a l’amour, et il y a les preuves d’amour. Ces preuves, ce devait être le budget (1) ».

À la romaine

Au lieu de quoi, après un « Je suis votre chef » très surjoué, comme l’écrit Jean Guisnel (2), le président s’en est pris publiquement au général Pierre de Villiers, qu’il venait tout juste de prolonger pour un an comme chef d’état-major des armées (CEMA), au-delà de la limite d’âge. Et l’a fait, de surcroît, dans l’enceinte du ministère de la défense, devant le gratin politico-militaire, réuni à la veille d’un 14 juillet vécu par les soldats comme une fête des armées, et par leurs chefs comme la grande cérémonie annuelle d’allégeance de l’armée au pouvoir politique. Le président a ainsi mis en cause un officier supérieur au parcours irréprochable, qui avait eu pour seul tort de préconiser, dans une petite salle discrète, devant une assistance ultra-spécialisée de quelques membres de la commission de défense de l’Assemblée nationale, une consolidation de son budget, comme il l’avait déjà fait, d’ailleurs, les années précédentes.

Il est vrai que, répondant aux questions des parlementaires, le général Pierre Le Jolis de Villiers de Saintignon — pour reprendre son blase complet (3) —, mécontent des arbitrages budgétaires, avait lâché une formule qui ne fleure pas bon les plages du Touquet : « On ne va pas se faire baiser comme cela ». Quelques jours plus tard, il a justifié sa démission en affirmant « ne plus être en mesure d’assurer la pérennité du modèle d’armée » tel qu’il l’avait commandé durant l’ère Hollande.

Lire aussi Philippe Leymarie, « La canonnière, une passion française », Le Monde diplomatique, avril 2017.Une démission « mise en scène », selon le porte-parole du gouvernement, Christophe Castaner, qui a jugé le général « déloyal dans sa communication », l’accusant même — en référence à des propos tenus sur son blog — de s’être comporté en « poète revendicatif ». Commentaire élogieux, au contraire, du philosophe Michel Onfray, qui s’est fendu d’une chronique de soutien au général, sur son site : « De Villiers a préféré se suicider à la romaine, un mercredi, plutôt que d’être liquidé par le président un vendredi » (où il était convoqué à l’Élysée).

Déjà, en décembre 2016, le chef d’état-major général s’était prononcé en faveur de l’augmentation du budget des armées, demandant sa hausse progressive pour le porter de 1,7 à 2 % du produit intérieur brut (PIB) avant la fin du prochain quinquennat, en 2022. En mars dernier, le CEMA s’était illustré à nouveau, reprochant mezzo vocce au candidat Les Républicains (LR) François Fillon de renvoyer à 2025, dans son programme présidentiel, la réalisation de l’objectif des 2 % du PIB.

Service lourd

À l’époque, le général avait également laissé entendre, selon le magazine Challenges, qu’il ne pourrait rester à son poste si le candidat Emmanuel Macron devait être élu. Le projet notamment de création d’un service militaire d’un mois, qui aurait lourdement pesé sur les effectifs et les finances des armées, était jugé particulièrement irréaliste (4).

Après le clash avec De Villiers, qui aura été un premier test pour son autorité, le président Macron s’est efforcé d’apaiser les craintes des militaires, en expliquant, lors d’un déplacement sur la base aérienne d’Istres, que :

la trajectoire pour atteindre les 2 % du PIB en matière de défense serait un engagement tenu ;

la hausse de 1,8 milliards du budget défense programmée pour 2018 sera la seule consentie sur l’ensemble du budget de l’Etat ;

jamais, ces dernières années, il n’y aura eu une telle « vraie » hausse des crédits défense, laquelle permettra « une vraie réflexion capacitaire » ;

ce ministère de la défense n’est pas un ministère comme les autres, les militaires « engageant leur vie au quotidien », la place de la nation en dépendant, tout comme la sécurité de la population…

Passage en caisse

La ministre Florence Parly fraîchement nommée, a dû elle aussi « passer à la caisse » pour tenter à son tour de rassurer les armées… et paraître exister. Ainsi, elle a annoncé le dégel de 1,2 milliard de crédit (sur un total de 1,9 milliard bloqué au titre de 2017) : un déblocage qui aurait de toute façon eu lieu (5). Et assuré que les 850 millions prélevés sur les crédits 2017, au titre des économies demandées à tous les ministères, seraient de simples décalages d’acquisition de gros équipements, et n’auraient aucune conséquence sur le travail opérationnel des armées. La ministre, sans compétence dans le domaine de la défense (6), s’est d’autant plus empressée de courir derrière son président qu’elle avait imprudemment convenu, le 6 juillet dernier, « ne pas être en désaccord sur ce point », avec le général de Villiers, alors qu’il réclamait une rallonge de 3 milliards d’euros pour le financement des opérations extérieures et l’achat d’équipements, indispensables selon lui.

Même s’il s’agit d’une crise « plus inédite qu’historique », selon le commentaire par exemple de Bruno Dive, l’éditorialiste de Sud-Ouest (7), elle constitue un avertissement pour le nouveau pouvoir. Elle aura eu au moins le mérite de préciser les prérogatives des uns et des autres : au président, la conduite des armées au sens stratégique ; à la ministre, le budget ; et au chef d’état-major, la mise en œuvre en quelque sorte technique des armées, comme il a été rappelé.

Elle aura eu aussi pour effet de relancer le débat sur le financement de la défense et de la sécurité : « Voila des années que le feu couve entre les chefs d’état-major et le pouvoir politique, et seule l’autorité d’un Jean-Yves Le Drian avait permis d’éviter l’explosion. Des années que l’on exige trop des armées, avec trop peu de moyens », écrit Bruno Dive qui se demande s’il est bien raisonnable d’envoyer des soldats en opérations extérieures, et de les faire patrouiller — « en même temps », se moque-t-il — dans les rues de l’Hexagone, dans le cadre de l’opération Sentinelle — une mission qui, selon un récent reportage sur le « quotidien des soldats, talon d’Achille des armées (8) », ronge le moral des jeunes engagés, et risque de compromettre les futurs recrutements.

Pente dangereuse

En tout cas, pour le général Vincent Desportes, professeur à Sciences-Po (9), ce clash De Villiers-Macron serait « la plus haute crise politico-militaire en France depuis le putsch des généraux en 1961 » — rien de moins —, et cela même si plusieurs haut-responsables avaient démissionné ou avaient été limogés ces quarante dernières années, le plus souvent pour s’être opposés justement à des baisses d’effectifs ou de crédits. Pour l’ancien patron de l’école de Guerre, « la tension est énorme » au sommet de l’État et de l’armée : « Le président Macron n’a pas tenu ses engagements. Au Mali, face aux troupes, les yeux dans les yeux, il a promis de ne pas toucher au budget », assène Vincent Desportes pour qui il s’agit d’une « gifle » adressée à l’armée, un « mépris pour l’institution ».

Selon ce général, lui-même sanctionné en 2010 à la suite de la publication dans Le Monde d’un article critique sur la stratégie américaine en Afghanistan, « les armées ont terriblement souffert depuis un quart de siècle ». On leur a fait supporter l’essentiel des économies budgétaires et des baisses d’emplois publics, malgré la montée constante des risques et menaces.

Ce qui a entraîné une dégradation des conditions d’exercice du métier, de formation et d’entraînement, avec — pour Vincent Desportes — une accélération ces cinq dernières années, marquées par un suremploi des forces, une « addition d’engagements réactifs sans stratégie globale », qui n’ont produit « aucun résultat solide, ni en France, ni au Sahel, ni en Afrique noire, ni au Moyen-Orient ». Ce spécialiste en stratégie considère que les forces ont été dispersées sur de trop nombreuses missions, éparpillées dans de vastes espaces hors de mesure avec les moyens engagés, « sans jamais avoir pu déployer les masses critiques suffisantes pour transformer leurs remarquables succès tactiques en succès stratégiques durables ».

De nombreux officiers considèrent, comme le général Desportes, que ces surengagements combinés avec une sous-budgétisation, entraînent les forces armées sur la pente dangereuse du déclassement, à l’image de ce qu’avaient subi les forces britanniques il y a une quinzaine d’années : des taux de disponibilité opérationnelle des matériels catastrophiques ; un vieillissement accéléré de certains équipements ; des niveaux d’entraînement tombés sous les normes de l’OTAN — « alors même que notre armée est la plus engagée au combat », souligne Desportes —, des réformes « aberrantes » du soutien des troupes, menées au nom de la mutualisation, de l’externalisation, etc. — le tout faisant que l’autonomie stratégique de la France est mise à mal, aucune opération extérieure d’envergure ne pouvant être menée sans le soutien des armées américaines (renseignement, ravitaillement en vol, drones), ou de compagnies aériennes privées russo-ukrainiennes (transport lourd).

Autoritarisme juvénile ?

La plupart des militaires voient dans ces épisodes politico-budgétaires la signature de Bercy, le siège du ministère de l’économie et des finances, qui ne raterait aucune occasion de tailler des croupières aux armées, profitant cette fois de l’impréparation de la nouvelle ministre — « une gestionnaire qui ne connaît pas le monde militaire », souligne Michel Goya, qui rappelle qu’en 2014 Jean-Yves Le Drian, « qui avait un vrai poids politique », avait menacé de démissionner, ainsi que le chef d’état-major et les chefs des trois armées, au cas où Bercy obtiendrait les coupes budgétaires envisagées alors.

Pour les officiers supérieurs en retraite, souvent actifs dans les associations ou sur les réseaux sociaux, c’est le sentiment d’humiliation qui domine. Quinze d’entre eux ont écrit une lettre ouverte au président, publiée par Capital , où ils font état de leur « blessure profonde », et se plaignent de « l’autoritarisme juvénile » du président Macron.

Ces questions ne manqueront pas de resurgir à la fois à Toulon, du 3 au 5 septembre, dans le cadre de l’Université d’été de la défense. Mais aussi au fil de la préparation du rapport demandé par M. Macron sur l’avenir de l’opération Sentinelle, et de la mise en œuvre de la Revue stratégique dont les premières conclusions sont attendues dès octobre, avant la publication d’ici la fin de l’année d’un nouveau Livre blanc — le tout devant déboucher sur la discussion et l’adoption l’été prochain d’une nouvelle loi de programmation militaire couvrant les cinq ans à venir.

Complexe militaro-industriel

Si l’on veut que le modèle actuel d’armée reste pérenne, et que, contrairement à aujourd’hui, l’outil ne se dégrade pas plus vite qu’il ne se régénère, que le capital hommes-matériels-expériences se maintienne, voir se renforce, il faudra — selon Florent de Saint-Victor, sur son blog Mars attaque — que cette revue stratégique « donne la juste place à l’enveloppe budgétaire de 2 % du PIB consacrés à la défense, en euros courants, à l’horizon 2025 (soit au quinquennat suivant), hors pensions et hors opérations extérieures, dans le travail en boucle ambitions-aptitudes-moyens. Surtout que, la bosse budgétaire des programmes lancés mais non financés, celle du report de charges (la dette interne vis-à-vis des fournisseurs) et les besoins simplement nécessaires pour faire tourner le système en l’état pourraient bien à eux seuls, si aucun choix n’est fait, prendre tous les moyens supplémentaires disponibles. »

C’est dire si les défenseurs de l’outil militaire actuel ont encore du souci à se faire. Reste une autre politique plutôt radicale, à la Michel Onfray par exemple : « Si vraiment on veut faire des économies, indique-t-il sur son site, on ferait bien déjà d’arrêter les guerres et arrêter d’aller bombarder des gens qui ne nous menaçaient pas, et qui finissent par nous menacer depuis qu’on les menace nous-mêmes ». Mais, convient le philosophe-éditorialiste, ce n’est pas dans la stratégie d’un exécutif libéral « qui a besoin de faire savoir au complexe militaro-industriel qu’on travaille avec eux ». Ce qui, bien sûr, n’est pas faux non plus.

Sénégal : Tierno Monénembo appelle à la libération de Khalifa Sall


« Bientôt cinq mois que Khalifa Sall, le maire de Dakar croupit dans une cellule de prison. Son crime ? Détournement de fonds publics, dit-on. Cette accusation qui intervient à deux ans de la présidentielle et à quelques semaines des législatives ne trompe personne. À travers le monde entier, des voix prestigieuses et innombrables se sont élevées pour dénoncer son caractère politique c’est-à-dire partial et prémédité. Je voudrais, en toute modestie, y joindre la mienne. Le faisant je ne défends pas une personne — fût-elle un ami — mais un principe sacré et cher à l’Africain désenchanté que je suis : la justice si jamais ce mot a encore un sens dans un continent où le droit a tendance à s’incliner devant le fait du prince.

Car le cas Khalifa Sall n’a rien d’isolé. Il nous rappelle dramatiquement celui de Patrice Talon (Bénin), Moïse Katumbi (RDC), ou de Hamma Amadou (Niger) et sans doute, quelques dizaines d’autres moins médiatisés mais non moins cruels et injustes. Chez nous, les opposants versent automatiquement dans la délinquance quand ils sont populaires et surdoués, je veux dire, électoralement dangereux. Nos dirigeants, la plupart mal élus, paniquent à l’annonce des consultations : les juges font du zèle, les procès pleuvent et les actes d’accusation sont dignes d’un inventaire à la Prévert : sacrifices rituels ou empoisonnement, recel de vol ou de cadavre, prise illégale d’intérêt ou trafic de bébé.

Hier, on vous accusait de complot avant de vous soumettre à la “diète noire” de Sékou Touré ou de vous jeter aux crocodiles d’Amin Dada. Aujourd’hui — nous sommes en 2017 tout de même ! — on commence à goûter au formalisme juridique sans pour autant renoncer au poison de l’arbitraire. Après tout, gégène ou procès en sorcellerie, le résultat est le même du moment que l’on est seul à jouir des délices du pouvoir.

Le pouvoir ! Le culte du pouvoir ! L’obsession du pouvoir ! Le voilà, le véritable mal de l’Afrique, la source putride d’où tous les autres découlent. Les sociétés ne fonctionnent que si elles s’imposent des règles de vie précises, indépendantes des circonstances et des hommes. L’ennui avec nos dirigeants, c’est qu’ils n’obéissent à aucune règle, hormis celle de leurs intérêts immédiats. Ces messieurs échappent à tout contrôle : au rite traditionnel cher aux Anciens aussi bien qu’au code juridique moderne. C’est à peine s’ils n’ont pas droit de vie et de mort sur leur peuple malgré les timides avancées démocratiques observées ces dernières années. Et pour cause, ils sont passés maîtres dans l’art de briser les contre pouvoirs et de torpiller les institutions ! Tout opposant est un homme à abattre ; toute idée nouvelle, un projet à contrecarrer.

Khalifa Sall est un opposant doté de courage et d’intelligence, donc Khalifa Sall est un homme à abattre. Un jeune inconnu qui, dans la course à la mairie de Dakar, a successivement éliminé et le fils d’Abdoulaye Wade et le Premier Ministre de Macky Sall, est forcément dangereux.

Les Sénégalais savent que Khalifa Sall, et c’est le seul problème qui vaille, représente l’alternative la plus crédible aux présidentielles de 2019. Ne serait-ce que pour cela, il mérite qu’on le jette au bûcher en l’accablant des torts les plus fantaisistes. Celui d’avoir détourné non plus des deniers publics mais le cours du fleuve Sénégal, par exemple. »

Donald Trump et Kim Jong-un se renvoient la bombe

JPEG - 115.2 ko
North Korea — Pyongyang, Yanggakdo Hotel
cc (stephan)

Que M. Donald Trump ait choisi le jour anniversaire du bombardement nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki pour promettre « le feu et la fureur, comme le monde ne l’a jamais vu jusqu’ici », témoigne, si besoin est, de l’arrogance et de l’inconscience du président américain. De l’autre coté, l’ire et l’irresponsabilité du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, tiennent le monde en haleine. Le pire n’est jamais sûr mais l’escalade verbale peut dégénérer en affrontement meurtrier à la faveur (si l’on peut dire) de n’importe quel incident. Les menaces et la propagande n’ont jamais conduit à la paix. Mieux vaudrait négocier en partant de la réalité.

Un bouclier

Lire aussi Bruce Cumings, « Mémoires de feu en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, décembre 2004.La République populaire démocratique de Corée (RPDC) a fait de la bombe atomique une assurance-vie contre toute ingérence étrangère en général, américaine en particulier. Et de brandir l’exemple de l’Irak ou de la Libye. Pyongyang, qui a connu la puissance de feu des États-Unis lors de la guerre de Corée (1950-1953), est persuadé que l’Iran n’a échappé à l’invasion des troupes occidentales qu’en raison de son programme nucléaire. Il ne s’agit donc plus, comme du temps du père ou du grand-père, de négocier un gel du programme militaire contre de la nourriture. Kim Jong-un, qui estime que son frère ennemi du Sud est trop dépendant de Washington pour avoir une politique autonome, veut obtenir l’ouverture de négociations en direct avec les États-Unis pour une réelle reconnaissance. Rappelons qu’il n’y a toujours pas de traité de paix depuis 1953.

Propagande des faucons

Pyongyang est-il en mesure de lancer des missiles à tête nucléaire sur le territoire américain comme on l’entend ces jours-ci ou même d’atteindre la base US de Guam dans le Pacifique ? Les va-t-en-guerre américains l’assurent. D’autres experts sont plus circonspects, tel Siegfried Hecker, ancien directeur du laboratoire national de Los Alamos (USA) cité par Le Monde de ce jour, qui estime que Pyongyang « n’a pas l’expérience pour tirer une tête nucléaire suffisamment petite, légère et robuste ». Il faut donc ramener la menace à de justes proportions — même s’il ne faut pas sous-estimer les objectifs de la RDPC et encore moins les risques d’une décision intempestive de ses dirigeants.

Pékin n’en est pas à son premier embargo

La Chine est montrée du doigt et M. Trump se glorifie de l’avoir fait céder en la poussant à voter un renforcement des sanctions au Conseil de sécurité de l’Onu. Contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas la première fois que Pékin s’associe à des sanctions contre la Corée du Nord. Elle l’a déjà fait en mars 2013 (quand M. Barack Obama était président) après la reprise des essais, puis en 2016. En effet, Pékin voit d’un mauvais œil la nucléarisation de la péninsule coréenne et sait parfaitement que la colère nord-coréenne permet de justifier l’installation du puissant système antimissile américain Thaad sur le territoire sud-coréen, à quelques encablures de ses côtes…

Toutefois, les marges de manœuvre chinoises pour ramener Kim Jong-un à la raison sont faibles. Le président nord-coréen se moque comme d’une guigne des admonestations du président Xi Jinping. Les deux chefs d’État ne se sont jamais rencontrés : une première dans l’histoire des relations entre les deux pays. Certes, la Chine peut couper le robinet des importations et des exportations — elle l’a déjà considérablement réduit. Mais elle redoute un effondrement du pays qui amènerait un flot de réfugiés et des troupes américaines à ses portes. Et en Chine, certains dirigeants de l’armée s’alertent devant une telle perspective…

Posture française

La France, selon Christophe Castaner, porte parole du gouvernement, est « prête à mettre tous ses bons offices pour que nous puissions trouver une solution pacifique ». L’intention est louable mais elle relève de la posture : la France est le seul pays européen (avec l’Estonie) à ne pas avoir reconnu la RPDC. Elle est donc bien mal placée pour se poser en médiatrice.

Négocier enfin…

Lire aussi Philippe Pons, « La rationalité de Pyongyang », Le Monde diplomatique, mai 2017.Tout le monde reconnaît l’échec des politiques du bâton, de l’embargo et de la rupture. Comme le rappelle le ministre des affaires étrangère chinois Wang Yi, « les sanctions ne sont pas le but ultime » ; elles doivent inciter à négocier (6 août 2017). En juillet, juste avant cette nouvelle escalade, le nouveau président sud-coréen Moon Jae-in avait appelé à reprendre le dialogue interrompu par sa prédécesseure. Mais Pyongyang ne veut parler qu’avec Washington. Plus raisonnable que son président, le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson a rappelé qu’il faudra « à un moment ou un autre engager le dialogue » (1er août 2017). Le plus tôt sera le mieux.

Rénovation sectorielle

La rénovation des séries STI et STL, attendue depuis plus de dix ans, est réalisée conjointement à la mise en oeuvre de la réforme du LEGT. Elle s’applique à la rentrée 2011 en classe de première, à la suite de la mise en place de la nouvelle seconde commune et à la rentrée 2012 en classe de terminale. Cette rénovation intègre toutes les dispositions de la réforme (accompagnement personnalisé, horaires à effectifs réduits, mise à jour du contenu scientifique et technique des programmes, prise en compte de l’évolution numérique, etc.) et reprend largement les préconisations formulées dans les différents rapports produits sur la voie technologique. Elle a fait l’objet d’une politique de communication affirmée tant au niveau ministériel qu’au niveau académique, et a reçu le soutien des milieux professionnels. Un des enjeux forts de cette rénovation est de faire remonter les effectifs et de féminiser les filières industrielles17. Elle a été accompagnée par les corps d’inspection territoriaux, qui ont disposé des moyens nécessaires pour organiser des séminaires de formation. Les trois nouvelles séries ont en commun l’objectif de mieux préparer les élèves à la poursuite d’études, y compris longues, le développement de la polyvalence avec des enseignements technologiques plus transversaux, l’interdisciplinarité et la place occupée par la pédagogie de projet. Elles prennent désormais les noms de « sciences et technologies de l’industrie et du développement durable » (STI2D), « sciences et technologies de laboratoire » (STL) et « sciences et technologies du design et des arts appliqués » (STD2A) – cette dernière série étant issue de l’ancienne filière STI, option arts appliqués. Concernant les grilles horaires, l’accompagnement personnalisé est introduit de façon uniforme à hauteur de deux heures hebdomadaires à chaque niveau, le financement étant réalisé par une réduction de même hauteur sur l’enseignement disciplinaire. En revanche, l’enveloppe horaire accordée pour assurer des enseignements en groupes à effectif réduit (en remplacement des heures de dédoublement) varie selon la série technologique. Le volume est arrêté par le recteur, en divisant par vingt-neuf le nombre d’élèves prévus au sein de l’établissement à la rentrée scolaire dans les classes de première et terminale de la série concernée et en le multipliant par un coefficient propre à la série, puis en arrondissant le résultat ainsi obtenu à l’entier supérieur. Cette enveloppe peut être abondée en fonction des spécificités pédagogiques de l’établissement. Son utilisation fait l’objet d’une consultation du conseil pédagogique. Le projet de répartition des heures prévues pour la constitution des groupes à effectif réduit tient compte des normes de sécurité et des activités impliquant l’utilisation des salles spécialement équipées et comportant un nombre limité de places. Le coefficient multiplicateur a été fixé à 16 pour les séries STI2D et STL et à 18 pour la série STD2A, ce qui est beaucoup plus élevé que pour les séries qui ont été rénovées par la suite.

Un parfum pas comme les autres

Récemment, j’ai suivi un stage de création de parfum à Paris, et je dois dire que cette expérience a été une véritable épiphanie olfactive : j’ai tout simplement adoré. De la partie théorique (où l’on apprend qu’un parfum se décomposer en trois notes : note de fond, note de coeur et note de tête, chacune avec une durée et une intensité différente) à la partie pratique, je me suis senti tout du long comme un gosse au pied du sapin de Noël. Cependant, j’ai noté que certains participants étaient quelque peu déçus par l’expérience. Apparemment, ils s’attendaient à composer une fragrance de rêve au cours de l’atelier. Et là, clairement, ils rêvaient complètement. Parce que la conception d’un parfum demande une sacrée méthode. Et même lorqu’on jouit d’un bon odorat (comme c’est mon cas), on est vite paumé devant l’orgue à parfum et ses quelques 128 fioles ! En plus, marier toutes les senteurs que vous estimez le plus donne rarement un résultat satisfaisant : il faut savoir y ajouter d’autres que vous n’appréciez pas, mais qui donnent de la profondeur à votre fragrance. Et puis, même si vous imaginez la note de fond de vos rêves, cela ne veut pas dire que vous ne bousillerez pas l’ensemble avec la note de coeur une heure plus tard ! En bref, autant vous dire que ce serait un véritable exploit que de fabriquer le parfum ultime en si peu de temps. Pour ma part, la fragrance que j’ai élaborée me fait penser à ces cravates en soie qu’ont peintes à la main mes enfants pour la fête des pères : j’apprécie le geste, mais je ne les mets jamais pour le travail. Allez savoir pourquoi… Cela dit, l’expérience est tellement passionnante à vivre que même sans avoir obtenu le parfum de mes rêves, j’ai passé un excellent moment. Il est même possible que je m’y remette, plus tard dans l’année. Si vous voulez plus de détails, voici le site où j’ai déniché ce stage de création de parfum. Je l’ai effectué à Paris, mais l’on peut en faire un peu partout. Suivez le lien pour en savoir plus.

L’expansion militaire chinoise

La publication du rapport annuel du département de la Défense des États-Unis selon laquelle la Chine a été accusée d’expansion militaire a suscité la vive colère des autorités chinoises.   Selon un rapport du Pentagone, la Chine envisage de créer des bases militaires au Pakistan et en mer du Sud. La porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Hua Chunying a qualifié de mensonge ce rapport avant de rejeter catégoriquement de tels sujets. « La Chine établit des relations très amicales avec d’autres pays et toute spéculation en cette matière est superflue », a-t-elle ajouté. La porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a souhaité que les États-Unis laissent de côté la pensée de la Guerre froide et adoptent une approche logique vis-à-vis de l’expansion militaire de la Chine. Selon le rapport du Pentagone, la Chine aurait dépensé 180 milliards de dollars l’an dernier pour son armée. Ce chiffre serait supérieur à celui communiqué par Pékin, qui serait de 140 milliards de dollars. Des responsables américains estiment que la Chine a l’intention de mettre sur pied des bases militaires dans d’autres pays pour ainsi raffermir sa puissance militaire. « La Chine n’aura aucun programme pour une expansion militaire et ne suit aucun plan pour renforcer une influence militaire », insiste le ministère chinois de la Défense dans un communiqué émis en réaction au rapport annuel du Pentagone.

Danser à Bangalore

JPEG - 91.6 ko
« Neck of the Woods », de Parth Bhardwaj
© Richa Bhavanam

À Bangalore, Attakkalari, une association indienne, qui depuis plus de vingt ans œuvre pour la formation de danseurs contemporains, crée en 2001 la première biennale de danse contemporaine en Inde afin de présenter des travaux chorégraphiques d’envergure internationale et de créer un tremplin pour les jeunes chorégraphes émergents. L’association est co-productrice de toutes les créations en mettant ses locaux et son personnel technique et administratif à disposition des résidents. Le festival est également soutenu par de nombreuses organisations culturelles telles que le ministère de la culture indien, le département du tourisme du Karnataka, l’ambassade de Norvège, l’institut Goethe, la fondation Pro Helvetia, l’Institut français en Inde et de nombreux autres partenaires.

Cette huitième édition est la plus importante depuis la création de l’évènement. Son slogan « Bangalore Moves » traduit l’ambition de susciter un engouement pour la danse contemporaine et son développement au-delà des réseaux actuels. Sur la scène principale sont attendus la compagnie française CCN2 de Rachid Ouramdane, la compagnie canadienne Marie Chouinard ou encore les Espagnols de la compagnie Guy Nader-Maria Campos. Dans cet environnement multiculturel, les chorégraphes sud-asiatiques du programme « Platform – emerging South Asia » bénéficient d’un auditoire de programmateurs internationaux. Enfin, FACETS, le programme de résidence, offre un espace de création privilégié à de jeunes chorégraphes dont le manque de moyens et d’espaces adéquats restreint souvent les possibilités de création.

Un mois avant le début du festival, les sept danseurs-chorégraphes en résidence rejoignent les studios d’Attakkalari pour travailler à la création d’une nouvelle pièce d’une dizaine de minutes. Ils sont pour la plupart indiens, originaires de Bombay, Delhi et Bangalore. L’un est originaire de Dakha au Bangladesh. Faute de moyens, il est le seul représentant d’Asie du Sud hors Inde sélectionné par le jury de FACETS. Enfin, deux chorégraphes internationaux sont présents, grâce au soutien d’organisations culturelles de leurs pays respectifs : InKo Centre et Arts Council Korea pour la Corée du Sud et Dancebase Edinburgh au Royaume-Uni.

Tahnun, le résident bangladeshi, est, dès le premier jour, impressionné par la taille du studio principal. Il s’estime chanceux et prend cette opportunité très au sérieux : « nous n’avons pas d’infrastructures semblables au Bangladesh ». À Dakha, il vit principalement des « corporate shows », des soirées d’entreprises. Pour pouvoir vivre de son métier de danseur, il pratique divers styles et techniques. Formé initialement au kathak — danse traditionnelle du nord de l’Inde — à Calcutta, il a également des notions de danse classique, contemporaine et claquettes qui l’aident à répondre aux attentes de ses clients. Malgré les difficultés et le peu de goût des Bangladeshi pour la danse contemporaine, Tahnun dit vouloir ouvrir la voie pour une scène qui parlerait de l’identité des habitants du Bangladesh et que ceux-ci pourraient comprendre.

Surabhi, elle, vit à Bangalore. Après un début de carrière comme ingénieur informatique chez Google, elle démissionne en 2013 pour entamer une formation à Attakkalari puis se lancer dans une carrière de danseuse professionnelle. « J’ai toujours fait de la danse comme loisir : danse moderne, danse Bollywood… Un jour j’ai découvert la danse contemporaine et je me suis sentie en adéquation parce que ça me permettait de lier l’intellectuel au mouvement ».

Meghna a grandi à Delhi où elle s’est formée à la danse classique et contemporaine. Durant sa scolarité, elle a bénéficié d’une bourse pour participer à un programme d’échange de trois mois au centre Marameo de Berlin. Sur les réseaux sociaux, elle fait part de sa joie de danser de nouveau pendant un mois. « À Delhi, la location de studios coûte très cher, donc c’est compliqué de trouver des lieux pour répéter ».

JPEG - 302.5 ko
Performance de Kathakali à Mudra
© Aurélia Chalono

Il y a des absents. Au Pakistan, la danse considérée comme obscène est interdite depuis 1981 par la clause numéro 7 du « NOC » — No objection certificate (1) —, texte issu du Dramatic performances act (2) de 1876… Même en Inde où les arts se développent dans les villes, la liberté du corps, notamment pour les femmes, reste bien souvent un tabou. La création d’un espace qui soutienne la liberté du corps en Asie du Sud est donc loin d’être un acte neutre tant il constitue une opportunité pour faire entendre des voix dissonantes face à l’oppression des corps — mais aussi face à une certaine prédominance occidentale sur les scènes internationales.

La spécificité de FACETS ne tient pas uniquement aux parcours de ses résidents mais aussi à la présence de « mentors » internationaux, des professionnels reconnus dont la mission est d’épauler les jeunes chorégraphes dans leur processus créatif. Cette année, à l’exception d’un designer son indien et d’un chorégraphe sud-coréen, aucun des mentors n’est originaire d’un pays sud asiatique. Ils viennent de Suisse (un designer son et deux designers lumière), d’Espagne (un dramaturge associé à Fabbrica Europa en Italie), du Portugal (une chorégraphe). L’influence culturelle européenne se manifeste ici de manière concrète.

De fait, les compagnies invitées ne pourraient pas financer leurs séjours sans le soutien des réseaux culturels diplomatiques de leurs pays de production. L’organisatrice du festival, Ruhi Jujunwallah, tient à développer un festival international qui ne soit pas « blanc » : « pour faire venir la compagnie sud-africaine, nous avons dû nous y prendre près de deux ans à l’avance afin qu’ils aient le temps de faire les demandes de subventions nécessaires ». Les moyens et l’implantation des organismes de diplomatie culturelle de certains pays influencent ainsi profondément les choix de programmation. À Bangalore, tout au long de l’année, le calendrier de la création contemporaine est majoritairement rythmé par les organismes suisse, allemand et français, dont l’apport financier est essentiel au développement des arts non traditionnels. Malgré la diversité de leurs approches, axées soit sur les collaborations entre des artistes de leurs pays et des artistes indiens, soit sur la simple diffusion d’artistes de leurs pays, ces organisations propagent, parfois malgré elles, l’idée d’une supériorité culturelle européenne.

Il est vrai que le manque de moyens de création et de diffusion des artistes sud-asiatiques fait obstacle au développement de la scène locale. En Inde par exemple, l’accent est mis avant tout sur les arts traditionnels. La danse contemporaine y est encore jeune alors qu’elle est quasi inexistante dans d’autres pays de la région. Ainsi, l’admiration des artistes sud-asiatiques pour les scènes contemporaines européennes les conduit parfois à une certaine schizophrénie — puiser dans leur héritage leur paraît toujours plus difficile qu’aux Européens. Pourtant, pour l’Inde par exemple, yoga, bharatanatyam (danse du sud de l’Inde), kathak, kathakali (tradition de danse-théâtre du sud de l’Inde), kalarippayatt (art martial méconnu du sud de l’Inde), chhau (forme de danse semi-classique) offrent un riche répertoire de formes. Mais s’en nourrir pour les réinterpréter, par delà le fanatisme religieux, les traumatismes coloniaux et une certaine routine, demeure ardu. L’apport de traditions asiatiques telles que le yoga, le taï-chi ou encore le qi gong a participé à l’évolution de l’approche du corps, du temps et de l’espace en danse contemporaine. Elle demeure pourtant une discipline largement issue de la tradition occidentale des pays où la plupart des chorégraphes qui s’en revendiquent ont vécu et se sont produits.

JPEG - 121.2 ko
« Queen Size », de Mandeep Raikhy
© Sandbox Collective

Tandis que les chorégraphes contemporains occidentaux se contentent en général d’exprimer leur imaginaire en mouvement, sans souci de définir a priori leurs influences, certains chorégraphes indiens se trouvent parfois confrontés à la nécessité de désapprendre. Par exemple, le bharatanatyam nécessite un entrainement extrêmement varié et sophistiqué — jeux de pieds, de regard, travail pointu des rythmes, mimiques faciales — dont l’apprentissage est un enrichissement pour la connaissance du mouvement, mais qui nécessite encore de trouver comment le faire jouer dans une conception contemporaine. L’enjeu, c’est l’intégration d’une jeune scène de danse contemporaine indienne à une scène internationale préexistante et dominée par des standards européens.

De nombreux artistes indiens qui se revendiquent de la scène contemporaine ne sont pourtant pas essentiellement préoccupés par la recherche d’un héritage traditionnel. « Je me considère comme faisant partie d’une génération sans nationalité, témoigne ainsi Meghna. Du fait de l’Internet, j’ai le sentiment d’appartenir à de nombreuses cultures, choix, identités et nations ». À l’opposition entre Est et Ouest, elle préfère opposer « humain et nature, violence et non violence et même humain et non-humain ». Meghna illustre ainsi les multiples identités et clivages qui traversent l’Inde, de modes de vie traditionnels à l’émergence d’une génération que l’on pourrait qualifier de postmoderne.

Cependant, l’espoir de rencontrer, en oubliant son héritage propre, les critères esthétiques internationaux définis par l’Occident conduit souvent, sinon à la perpétuation d’un imaginaire de domination européen, du moins à une certaine monotonie dans la création. Le développement d’une scène de danse contemporaine pourrait toutefois, avec le temps, donner lieu à des travaux de plus en plus intéressants. Dans le cadre du programme Platform de la biennale, le chorégraphe Mandeep Raikhy présentait « Queen Size », mettant en scène deux hommes dans des positions explicites sur un charpoy — lit traditionnel de la région du Kerala — devant un public restreint d’une vingtaine de personnes qui les entourait et se trouvait ainsi dans l’impossibilité de détourner le regard ou de quitter la salle. Cette chorégraphie faisait référence à ce qui est communément appelé la section 377, un article qui criminalise l’homosexualité en Inde. Puisant dans un imaginaire indien mais au travers de mouvements et d’une approche critique résolument contemporains, le chorégraphe parvenait ainsi à impliquer le spectateur pour le questionner sur son rapport à l’homosexualité. Un bon exemple de cette volonté de décolonisation de l’imaginaire qui est la marque de la biennale de Bangalore.

Bibliographie

Danses et identités. De Bombay à Tokyo, éditions du CND, 2009

Tilt Pause Shift : Dance ecologies in India, 2016

Time and space in asian context : contemporary dance in Asia, 2005

Intercultural Contemporary Dance in Malaysia. Challenging hegemony and presenting alternative national identities through contemporary dance, Joseph Gonzales, 2010

Labels, Histories, Politics : Indian/South Asian Dance on the Global Stage, in Dance Research, Edinburgh University Press, 2008

L’université et le bâillon

JPEG - 82.5 ko
« If I could speak I’d sing… »
Lake Crimson

Le secrétariat d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche a publié le 9 mai 2017 une circulaire fixant pour règle aux universités d’accorder la protection fonctionnelle aux enseignants-chercheurs attaqués en justice pour diffamation. Le 9 mai, soit le lendemain de l’élection d’un nouveau président et à la veille d’un changement de gouvernement. De quoi se rassurer un peu sur la capacité d’un gouvernement à agir jusqu’au bout. Ce contexte de publication ne facilitera pas la publicité d’une mesure, que l’on pourra trouver très secondaire. S’agissant d’un texte visant à protéger les scientifiques contre les poursuites bâillons, un élément d’efficacité suppose pourtant de le faire connaître. Il faut en parler. Les aléas de la vie ont fait qu’ici même nous avons alerté sur le danger des poursuites bâillons, ces actions en justice dont la pertinence tient moins à la validité des raisons légales explicites d’un plaignant qu’à sa volonté d’intimider un adversaire en l’amenant devant un tribunal.

Lire aussi Anne-Cécile Robert, « L’État de droit, une notion faussement neutre », Le Monde diplomatique, mai 2017.Le procédé est dérangeant tant il prend cyniquement en défaut le principe formel d’égalité devant la justice, pourtant inscrit au fronton des tribunaux : le contentieux n’étant pas gratuit, les riches puissances privées, individuelles ou collectives, bénéficient d’un avantage structurel sur les plus modestes. Certes il est toujours loisible à ces derniers de se taire. Mais s’avisent-ils du contraire, ne serait-ce que par vocation professionnelle — celle des scientifiques —, qu’ils risquent de se heurter à des intérêts matériels. On a ainsi vu se développer depuis quelques décennies les poursuites bâillons, terme français — ou plutôt canadien — pour désigner les SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation (1) ), ces procédures plus fréquentes outre-Atlantique mais dont la menace s’étend.

Quand je fus attaqué en justice pour diffamation par M. Patrick Buisson, qui me réclamait la bagatelle de 160 000 euros, je ne connaissais même pas l’expression de poursuite bâillon et encore moins celle de SLAPP. Mes collègues juristes non plus qui me donnèrent alors l’adresse d’un « bon avocat ». Un ami du Monde diplomatique m’informa. En mettant le mot sur la situation, je me sentis moins seul. Un autre ami, président de tribunal administratif, m’indiqua l’existence de la procédure de protection fonctionnelle : elle n’était pas faite pour ces circonstances mais dans le cas où la responsabilité civile d’un agent de l’administration était engagée. Il estima qu’il y avait une chance sur deux pour qu’elle soit acceptée par l’université. Il fallait tenter. Je venais juste d’obtenir gain de cause en première instance — mais la poursuite bâillon ne serait pas cohérente si, en cas d’échec, le plaignant ne persistait pas. Avant le jugement en appel, ma demande fut acceptée par l’université. Je crois que ce fut la première fois que la protection fonctionnelle s’appliquait à la liberté d’expression. Une autre plainte en diffamation étant déposée contre moi par une société de conseil fiscal et son propriétaire — avant même le verdict en appel de la première affaire —, je réitérai une demande de protection fonctionnelle, qui fut refusée. Mon avocat évoquait toutefois une poursuite bâillon dans sa plaidoirie et le jugement ratifia l’expression. Pour la première fois, je crois.

Les dommages et intérêts accordés ne furent pas confirmés en appel et j’en étais donc pour mes frais. Il me semble que l’enregistrement judiciaire de l’expression de poursuite bâillon n’était pas négligeable même si je sais qu’il est facile de se moquer de ces victoires symboliques. D’autant plus qu’un article de la Revue des droits de l’homme prit partie pour une meilleur protection de la liberté d’expression des scientifiques (2). En juin 2016, j’eus l’occasion de présenter cette cause aux conseillers du nouveau secrétaire d’État Thierry Mandon (3). Celui-ci créa une commission d’enquête dont le travail a eu le mérite de préciser les risques et de s’engager en faveur d’une protection systématique des universitaires (4). La circulaire du 9 mai en est le premier résultat, même si la commission n’omet pas d’en signaler les limites (ne serait-ce que parce qu’elle ne protège qu’une catégorie de citoyens). Les bonnes nouvelles pour la liberté d’expression ne sont pas si nombreuses.

Pour saisir la portée de cette protection, il ne faut pas seulement considérer la partie visible de l’iceberg. Ici, faire la publicité de cette protection nouvelle peut suffire à prévenir des poursuites. Sachant que les universitaires sont désormais systématiquement protégés pour les interventions publiques dans le cadre de leur compétence, des puissances devraient renoncer à s’attaquer aux universités et non à un individu isolé. La rareté relative de ces poursuites peut encore susciter les sarcasmes de tous ceux qui, en pareille occasion, objectent toujours que l’on fait beaucoup de bruit pour rien. Pour ceux-là, on le sait, il y a toujours plus urgent ou beaucoup plus grave. Et encore de suggérer que c’est un encouragement à l’irresponsabilité. Or non seulement cette protection n’est pas inconditionnelle, au sens où elle ne vaut pas en cas de faute professionnelle, mais elle ne supprime pas les coûts moraux des poursuites pour ceux qui les subissent.

La commission a donc pointé les limites d’une telle mesure, limitée aux universitaires, mais il ne lui revenait pas de s’attaquer à cette étrange procédure par laquelle le plaignant peut déposer une plainte avec constitution de partie civile, impliquant une mise en examen automatique. Le versement d’une caution modeste ne saurait dissuader l’initiateur d’une poursuite bâillon qui l’entame justement parce qu’il est sûr de ses moyens financiers. Sans doute se console-t-on d’être mis en examen. Encore que dans les affaires politiques qui se succèdent (lire « De la vertu en politique »), on entend souvent des politiciens faire valoir qu’ils n’ont pas été mis en examen, comme si cela était une preuve d’innocence… Sachant qu’on peut l’être pour une accusation de diffamation, on appréciera la différence. Un candidat à la présidence de la République (François Fillon) a même pu utiliser l’argument de la (fausse) symétrie en faisant valoir, à une romancière (Christine Angot) qui évoquait sa mise en examen pour emplois fictifs, sa propre mise en examen pour diffamation. Les juges d’instruction n’aiment pas appliquer automatiquement cette mise en examen qu’ils signifient dans leur bureau à des journalistes ou universitaires qui n’ont rien à dire, sinon à acquiescer à leur état-civil. La procédure perdure cependant.

L’objection de la rareté (de telles procédures) tient d’autant moins qu’il est de bonnes raisons de craindre une amplification des poursuites bâillons étant donné l’agressivité de puissances privées et le régime d’opinion dans lequel nous vivons (et auquel ce blog se consacre). Les plaintes pour diffamation déposées en France contre Greenpeace par la société Socfin, exploitant forestier en Afrique ou par Résolu au Canada — qui réclame pas moins de 200 millions d’euros à Greenpeace Canada —, ne sont que des cas récents. D’autres secteurs économiques se distinguent par une certaine brutalité des actions judiciaires. Sans scrupule et au nom des milliards que les rapports critiques des scientifiques leur feraient perdre. « Das ist doux commerce », se moquaient déjà Marx et Engels devant les massacres coloniaux, ironisant sur la théorie du doux commerce de Montesquieu.

Lire aussi Pierre Bourdieu, « Pour un savoir engagé », Le Monde diplomatique, février 2002.Certes, on peut se féliciter que dans le monde moderne, des procédés plus expéditifs d’élimination de la critique aient été abandonnés. Enfin, pas dans tous les pays… Évidemment l’écart croissant des richesses ne favorise pas la civilisation des conflits. On peut craindre au contraire que les possibilités d’enrichissement rapide n’encouragent davantage à l’avenir la brutalité et la morgue. Les meilleures résolutions de la justice et des États resteront peu dissuasives tant que les règles cyniques du capitalisme prédateur — on peut gagner énormément, même en perdant sur le terrain judiciaire et en dépensant des frais d’avocats — resteront en vigueur. À quand un nouvel ordre moral bâti sur une subtile gestion financière des contentieux ?

Serait-ce trop attendre de la recherche universitaire qu’elle s’engage d’ores et déjà dans des voies plus combatives ou plus délicates quand tant d’objets d’étude sont négligés — trop sensibles ? — ou quand tant d’analyses pèchent par excès de prudence ? Il y a encore moins d’excuses aujourd’hui.

Le Sénat sur la piste des Terminator

JPEG - 139.1 ko
Terminator Exhibition : Hydrobot
cc Dick Thomas Johnson

Lire aussi Philippe Hugon, « Le Sahel entre deux feux djihadistes », Le Monde diplomatique, mars 2016.Ces engins sans pilotes embarqués, dits « de moyenne altitude, longue endurance » (MALE), sont des drones Reaper fabriqués par General Atomics, déployés en observation et recueil de renseignement, notamment sur le théâtre sahélien. Leur utilisation a été bridée, durant plusieurs années, par le fournisseur américain, qui exigeait la présence de ses agents sur site, pour les phases de décollage et atterrissage. La France se retrouvait ainsi dépendante des États-Unis à la fois pour la mise en œuvre du vecteur, l’architecture des systèmes, la maintenance de l’engin, la formation des personnels, etc.

Pour les sénateurs (1), l’armement de ces drones — qui n’avait pas été envisagé jusqu’ici — ne serait pas une révolution, mais constituerait un progrès majeur. Ils développent une série d’arguments en ce sens :

outre les États-Unis et Israël, leaders du secteur, de nombreux pays en disposent déjà, et les utilisent régulièrement, notamment au Proche-Orient ;

en Europe, le Royaume-Uni aligne 10 drones Reaper armés ; l’Italie a obtenu à la fin de 2015 l’autorisation américaine d’armer ses 6 Reaper ; et l’Allemagne a annoncé la location à partir de 2018 de 3 à 5 drones Héron TP israéliens armés (2) ;

hors d’Europe, de nombreux États utiliseraient également des drones armés : Pakistan, Irak, Iran, Nigeria, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Égypte, Turquie…

par ailleurs, les drones MALE des forces françaises sont déjà présents dans la boucle des missions de frappe aérienne, car les pilotes et opérateurs de drones « illuminent » les cibles des missiles Hellfire des hélicoptères et des bombes laser des Mirages 2000 D ;

l’armement des drones améliorerait l’efficacité des forces et soulagerait l’aviation, car « l’endurance exceptionnelle du drone MALE lui permet, dans la profondeur d’un théâtre d’opérations, d’attendre le dévoilement des cibles dissimulées et d’observer longuement leur environnement » ;

l’emport de missiles ou de bombes guidées permettrait ainsi de « réduire la boucle » entre le repérage et la neutralisation, économisant la durée nécessaire à l’arrivée de l’avion ou de l’hélicoptère (durée qui peut être très significative sur un théâtre aussi immense que la bande sahélo-saharienne).

l’efficacité et la précision du traitement de la cible pourraient être optimisées : « Un drone armé pourrait par exemple « traiter » une cache d’armes au moment où des combattants y accèdent (alors que ceux-ci auraient probablement le temps, s’il fallait attendre l’arrivée d’un avion, de se disperser ou de se déplacer vers une zone densément habitée, rendant toute frappe impossible) » ;

la frappe aérienne via le drone permettrait « sans conteste » de diminuer de manière très importante le risque de dommages collatéraux, le pilote du drone ayant une idée très claire et directe de l’état du terrain sur lequel il va déclencher son tir ;

la présence de drones armés en soutien permanent des forces au sol permettrait de les dégager plus rapidement d’une embuscade : le drame de l’embuscade d’Uzbin (3) n’aurait peut-être pas eu lieu si un drone avait appuyé et renseigné les forces au sol. Retour d’une mission d’information à Niamey, le sénateur Cédric Perrin, co-président du groupe de travail qui a accouché de ce rapport, assure avoir « senti l’angoisse des équipages des drones à l’idée qu’ils puissent, faute d’armement, être de simples spectateurs au-dessus d’un théâtre où leurs collègues seraient pris à partie ».

en dehors de ces cas de frappes « d’opportunité », les drones armés peuvent également être employés pour « surveiller et suivre dans la durée une cible de haute valeur sur un théâtre d’opérations, puis la neutraliser quand les conditions sont réunies » ;

enfin, il s’agirait de soulager une aviation de combat et des ravitailleurs déjà employés au maximum de leurs capacités. Les « cibles d’opportunité » ou celles n’exigeant qu’une puissance de feu réduite pourraient ainsi être « avantageusement “traitées” par des drones ».

Guerre sans risque

Lire aussi Grégoire Chamayou, « Drone et kamikaze, jeu de miroirs », Le Monde diplomatique, avril 2013.Les auteurs du rapport sont conscients des réticences manifestées en France sur cette question de l’armement des drones — ces « engins volants sans humains » (UAV), pour reprendre la terminologie américaine. Ils font valoir que la France ne possède que quelques drones MALE (une douzaine à terme) — un faible nombre qui interdit de facto d’opter pour la politique d’utilisation massive des drones armés. Ou encore que l’armée de l’air pilote les drones in situ, sur les zones de conflit (et non à distance, comme les Américains), ce qui relativisait — selon eux — l’idée d’une « guerre sans risques », à l’origine de nombreuses critiques.

Et surtout que les règles d’engagement de ces engins passeraient par les mêmes conditions que pour les autres armes : consentement du pays, légitimation par le Conseil de sécurité des Nations unies, légitime défense, discrimination entre combattants et civils, proportionnalité de la force, utilisation dans le cadre d’un conflit (et non pas « à froid ») etc. — toutes règles qui interdisent clairement les « exécutions extrajudiciaires », condamnées officiellement par la plupart des États, dont la France.

Rappelons que, le 29 mai dernier, une équipe de journalistes du Wall Street Journal

affirmait que des éléments des forces spéciales françaises déployées actuellement près de Mossoul, auraient établi ces dernières semaines une liste d’une vingtaine de djihadistes de nationalité française, et demandé aux forces irakiennes de les « neutraliser » à leur place, pour éviter de tomber eux-mêmes sous le coup de cette condamnation.

Petits arrangements

Cité par Ouest-France, Vincent Nouzille, auteur du livre « Les tueurs de la République » (Fayard, 2015), juge cette information tout à fait crédible, en dépit des démentis officiels, et rappelle que les régimes français éliminent depuis des années des terroristes qui menacent la France, ses ressortissants et ses intérêts. Selon lui, Nicolas Sarkozy « avait décidé d’employer des moyens militaires plus offensifs et plus visibles, notamment les forces spéciales, pour mener des raids lors de prises d’otages et traquer des cibles de haute valeur pour les éliminer. Suivant comme Nicolas Sarkozy les méthodes américaines, François Hollande s’est transformé en chef de guerre clandestine en 2013 au Sahel, donnant des consignes « d’éradication » et des ordres d’exécutions visant plusieurs dizaines de chefs terroristes ».

Aujourd’hui, en Irak-Syrie, le partage de listes d’objectifs entre Américains et Français se pratique couramment : « La répartition se fait au sein de l’état-major au Qatar, en fonction des moyens militaires disponibles », précisait Vincent Nouzille le 20 mai dernier, lors des Rencontres de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), dans l’enceinte de l’École militaire.

« Ces petits arrangements (échanges de renseignements sur les cibles et sous-traitance des frappes) entre amis de la coalition anti-Daech permettent donc de contourner les lois nationales et le droit international humanitaire », écrit Ouest-France. « Et, surtout, de mettre hors d’état de nuire des djihadistes occidentaux à la motivation et aux compétences des plus inquiétantes ».

Prévenir certaines critiques infondées

Mais les auteurs du rapport sénatorial sur les drones mettent surtout en avant une série de « mesures de transparence » qu’il conviendrait de prendre pour « prévenir certaines critiques infondées » et « garantir ainsi tant le soutien de la population du pays utilisateur [de drones armés] que l’efficacité militaire à long terme de cette technologie ».

Dans la pratique, il s’agirait de « trouver un équilibre entre la transparence indispensable (pour ne pas engendrer de la suspicion et des réactions disproportionnées) et le secret (permettant de préserver les intérêts nationaux) ». À charge, pour le ministère de la défense ou l’état-major des armées de :

communiquer pour expliquer que les éventuelles frappes de drones des armées françaises ont bien lieu en accord avec les règles de droit international applicables, et sont soumis aux mêmes règles d’engagements que les autres moyens employés ;

éventuellement, communiquer ex-ante sur les normes de ciblage ou ex-post sur les frappes menées au cours de conflits ;

« en cas d’éventuel dommage collatéral d’ampleur » causé par un drone armé, rendre publics les résultats des investigations menées, « sauf considérations opérationnelles » ;

discuter avec les partenaires de la France sur d’éventuelles lignes directrices communes pour l’usage des drones ;

enfin publier des données sur « l’impact et l’efficacité des attaques éventuelles de drones en termes de combattants ennemis neutralisés, d’éventuels dommages collatéraux, et d’effets à long terme dans les pays concernés ».

Évidemment, aujourd’hui, on est assez loin du compte. Les auteurs du rapport sénatorial conviennent d’ailleurs que la question de l’armement des drones français pourrait faire l’objet… d’un débat au Parlement — ce qui serait bien le moins. Et qu’en outre, « il sera probablement nécessaire d’obtenir l’accord de l’administration et du Congrès américains » pour adapter les Reaper français (4).

Good Kill ?

Au cours des débats en commission qui ont suivi la présentation de son rapport, le sénateur Cédric Perrin a évoqué le risque de confusion entre une arme et la manière de s’en servir : « On sait que l’emploi des drones armés au Pakistan, au Yémen ou encore en Somalie a soulevé des questions de légalité internationale. C’est ce que j’appelle le syndrome Good Kill, du nom du film que vous avez peut-être vu. Ce qui a fait débat sous l’administration Obama, c’est l’utilisation de drones en dehors du cadre d’opérations militaires et de conflits armés, sans que le pays concerné ait forcément donné son accord explicite, pour des opérations clandestines de recueil de renseignement et des frappes ciblées ».

Les États-Unis se sont appuyés de manière très extensive sur la notion de légitime défense. Le statut des opérateurs de drones a également fait l’objet de débats. À la suite de ces débats, le président Obama a finalement dû annoncer en avril 2016 quelques mesures de transparence, telles que la publication du nombre de frappes de drones et de victimes, ainsi que celle du cadre juridique des interventions. Quelques mesures ont également été prises par le gouvernement britannique.

Les sénateurs concluent que les drones sont aujourd’hui au cœur de tous les dispositifs opérationnels de la France dans la lutte contre les groupes armés terroristes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, et qu’ils ont « vocation à occuper une place centrale dans toutes les opérations extérieures menées en territoire permissif, étant particulièrement adaptés contre un ennemi non étatique, fugace, qui nécessite une maîtrise aussi complète que possible de la dimension renseignement. »

Armer les drones pour rendre les forces françaises plus réactives et plus efficaces constituerait, selon eux, une étape logique supplémentaire, afin de tirer pleinement parti de leur potentiel. Les sénateurs plaident pour une « montée en puissance » des drones au sein des forces armées françaises, qui requiert aussi une véritable valorisation de la filière « drones » au niveau industriel ; et au niveau politique, une impulsion forte en faveur des filières européenne de drones, qui sont un sujet majeur pour l’Europe de la défense.

Contre-feu

Lire aussi Édouard Pflimlin, « Les Nations unies contre Terminator », Le Monde diplomatique, mars 2017.Les auteurs du rapport sénatorial ont allumé un dernier contre-feu : ils craignent qu’on confonde les drones armés — gentils, respectueux des lois et règlements, etc. — et les robots ou « systèmes d’armes létaux autonomes », dits « SALA », qui seront la prochaine génération : « Un drone armé n’est pas habité, explique Cédric Perrin, mais il est bel et bien piloté par un humain, qui déclenche manuellement le tir. Parler ici de “déshumanisation” de la guerre n’est donc pas justifié. Quand ils existeront, les systèmes véritablement autonomes poseront certes des problèmes juridiques et éthiques plus complexes, mais nous n’en sommes pas encore là ».

À l’Observatoire des armements, on craint cependant de ne pas en être loin : au rythme des développements technologiques en cours, les « robots automatisés à tuer » pourraient « devenir la norme sur le champ de bataille urbain » à l’horizon 2030, affirme Tony Fortin, dans Damoclès. Ces robots seront « multi-missions », pouvant prendre à la fois en charge le renseignement, le suivi des cibles et le tir sur l’ennemi de façon autonome. Et, dans cette guerre robotisée, le Future Combat Air System (FCAS) franco-britannique pourrait remplacer l’actuel Rafale (5).

Damoclès explique que, déjà, les « mises en réseau » entre les différents véhicules, la base et le satellite — à travers la numérisation du champ de bataille — permettent de produire en temps réel une représentation de l’ennemi : la guerre centrée sur le partage de l’information « aboutit à la désignation des ennemis dans un temps très court ; en cela, elle facilite le recours aux assassinats ciblés… ».

Mais le futur sera plus dangereux encore : « En travaillant à l’avènement de ce robot autonome, la France concourt à faire du monde un champ de bataille où plus personne ne sera en mesure de se sentir en sécurité. Ni les frontières, ni les Conventions de Genève, ni un soulèvement citoyen ne seront en mesure d’arrêter la banalisation de l’assassinat qu’une prolifération de ces robots tueurs provoquera, à la fois dans le cadre civil et militaire, et [d’empêcher] “l’Hiroshima technologique” qu’impliquera leur dérèglement possible »« Un monde peuplé de Terminator, est-ce le futur que nous voulons ? »